#20-« Vers l’au-delà du silence et de la grâce » : trois poètes russes traduits par Thierry Marignac

15 décembre 2012
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Thierry Marignac s’est déjà forgé une solide réputation de romancier et de traducteur mais il ne semble pas homme à se contenter de marcher sur les sentiers battus. Avec Des Chansons pour les sirènes, il prête sa langue à trois poètes, exercice des plus périlleux, et il nous propose un voyage en compagnie de trois voix qui semblent faites pour nous hanter.

« Toujours plus électrisé(s) par un haut voltage passionnel » 

Sergueï Essenine (1895-1925)

Sergueï Tchoudakov (1935 – ….)

Natalia Medvedeva ( 1958-2003)

Ces trois poètes n’ont pas été choisis au hasard. Tous, pour des raisons différentes, répondent à une exigence de révolte et apparaissent « toujours plus électrisé(s) par un haut voltage passionnel ».

Sergueï Essenine, le plus connu des trois, a parachevé son œuvre par une mort qui fait encore parler. Le 26 décembre 1925, il se pend dans sa chambre d’hôtel après avoir, dit-on, écrit son dernier poème avec son propre sang en guise d’encre. Essenine ne fut pourtant pas un poète maudit, lui qui était notamment protégé par Trotski, excusez du peu. Thierry Marignac nous rappelle ainsi qu’il était « le génie rural sorti du rang, lumpen à la voix rauque passé pop-star » mais que « jamais pourtant la vision du ciel pesant comme une chape ne le quitta, ni le besoin thermique de s’imbiber pour oublier les malheurs du peuple. »

Essenine sur son lit de mort

Sergueï Tchoudakov est un poète plus confidentiel. « Pique-assiette mal fringué », c’est une voix plus discrète qui finit même par s’évaporer puisque le monde des vivants perd sa trace et ignore la date de sa mort.

Les poèmes de Natalia Medvedeva sont les derniers de cette anthologie. Celle qui se faisait appeler « La chanteuse des nuits » et qui a connu un petit succès en tant que chanteuse rock est aussi souvent évoquée pour sa relation avec Edouard Limonov. Thierry Marignac s’attache à sortir de l’ombre et de l’oubli cette femme « laissant derrière elle et trop tard des éclairs d’intensité comme on n’en rencontre pas souvent ». « Sous des dehors de paumée, se cachait une artiste éblouissante ».

Des paumés… Le mot conviendrait sans doute à ces trois auteurs, égarés dans leur monde, luttant autant que faire se peut par les mots ou l’alcool. Des paumés avec « dans le verbe haut quelque chose d’insoumis »1. Pour chacun d’entre eux, on pourrait citer les vers d’Essenine :

 

« Tout est vivant d’un élan singulier

Visible en moi depuis le début

Que si poète je n’avais pas été

Escroc ou voleur je serais devenu »2

 

Et tous, finalement, écrivaient avec leur sang.

 

« Comme un pas d’homme ivre dans le noir »

 Mais ces mots russes, comment les traduire dans une langue qui n’est pas la leur ? La poésie, on le sait, repose sur une harmonie fragile : chaque mot apporte sa dose de sens et ses sonorités. Pourtant, loin de s’effondrer face aux écueils qu’elle doit affronter, la langue de Marignac parvient à nous traduire un peu de cette beauté qui nous est, à nous qui ne parlons pas le russe, à jamais mystérieuse et inaccessible. Le traducteur a fait le choix de transformer ses propres traductions en poèmes, utilisant les richesses du rythme et de la rime. Il parvient ainsi à capter ce lyrisme écorché. Et, commençant à lire cette anthologie, nous sommes nous-mêmes tentés de reprendre à notre compte les mots d’Essenine :

« A présent nous partons petit à petit

Vers l’au-delà du silence et de la grâce

Serai-je bientôt du voyage moi aussi ? »3

 

Tchoudakov

Dans ce voyage polyphonique, chaque voix conserve les accents qui lui sont propres. La poésie de Tchoudakov nous semble ainsi plus rugueuse que celle d’Essenine mais toute aussi pure dans sa démarche quand elle s’attaque à la beauté et à la violence :

 

« Je me lève et me dirige maintenant

Où je pourrai mourir librement

La rivière roule ses eaux de printemps

Tout ce monde est obscur supérieurement »4

 

« Ce monde simpliste, effrayant, condamné, débordant

Crachat sur cent éclaboussures, je m’y suis fracassé. »5

 

La poésie de Medvedeva s’avance également vers nous, avec sa grâce heurtée, « comme un pas d’homme ivre dans le noir »6 :

 

« Tendresse au bord des larmes au bout des doigts

Vitre couverte de givre, le dos sur leur passage

Les ongles émoussés avec rage

Jusqu’au sang, jusqu’au coude, bouffés sans foi ni loi »

7

 

 

Natalia Medvedeva – Tous droits réservés

On prend donc plaisir à respirer au rythme de ces voix écorchées mais pleines de vie et on sait gré au traducteur d’avoir pu nous transmettre « l‘inflexion des voix chères qui se sont tues », pour reprendre les mots de Verlaine, autre paumé à la fois sombre et lumineux.

 

Et un dernier pour la route, pour le plaisir et pour donner envie d’en lire bien d’autres.

 

« Et nul autre succès nécessaire

Que l’oubli et le fracas des tempêtes

Sans excentricités de poète

Je ne puis vivre sur cette terre. » 8

 

 

Thierry Marignac, Des Chansons pour les sirènes, Editions L’Écarlate

***

1 « A nouveau ils boivent », poème d’Essenine, page 29

2 « Tout est vivant », poème de Boris Essenine. Page 19.

3 « A présent », poème d’Essenine, page 27

4 « Sous la lueur », poème de Tchoudakov, page 95

5 « Ce monde simpliste », poème de Tchoudakov, page 107

6 « Des bas-fonds, la ruelle obscure », poème de Medvedeva, page 129

7 « D’écarter à se rompre », poème de Medvedeva, page 127

8 « Ne m’en veuillez pas », poème d’Essenine, page 17

 

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