#20-Parole toute puissante, parole impuissante : La Chasse, de Thomas Vinterberg

15 décembre 2012
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Les mots ont une place toute particulière dans l’univers de Thomas Vinterberg. Dans Festen (son film le plus connu, sorti en 1998 et Prix spécial du Jury à Cannes), déjà, tout tournait autour d’une prise de parole décisive lors d’un repas de famille. Cette prise de parole qui venait mettre des mots sur de terribles actes passés dérangeait l’ordre établi et faisait imploser la cellule familiale. Dans La Chasse (Jagten, 2012), la portée destructrice des mots va bien au-delà du cercle familial : elle touche une communauté entière.

Tout commence quand Lucas, enseignant dans une école maternelle, refuse une marque d’affection de la part de Klara, la fille de son meilleur ami. La fillette en question ne doit pas avoir plus de 5-6 ans, et elle est présentée dès le début au spectateur comme un personnage à part, quelque peu névrosé, qui a du mal à trouver sa place vis-à-vis des autres (adultes comme enfants). Elle apparaît comme plus fragile que les autres enfants, dans le sens où elle subit le monde qui l’entoure et semble l’expérimenter dans une violence permanente. Face à cette violence, elle choisit au début le silence, s’enfermant dans sa bulle quand ses parents se disputent, quand son frère la bouscule… Alors quand Lucas rejette son cadeau, c’est la violence de trop : blessée, en colère, elle se décide enfin à s’exprimer. La parole libératrice ? Au contraire. Chez ce personnage qui ne semble pas habitué à manier les mots, la parole se mêle au mensonge et se transforme en arme de destruction.

Cette parole accusatrice (Lucas aurait forcé Klara à des attouchements) vient gangréner toute la communauté : parents, amis, collègues… Le doute s’installe, très vite, et Lucas est pris de court. La scène où la directrice de l’école le convoque dans son bureau et lui explique les accusations portées contre lui est très évocatrice de son attitude générale dans la première moitié du film : interloqué, il rit d’abord, bien sûr que l’enfant a menti, et puis il se rend compte que sa collègue ne rit pas du tout, elle, et son sourire s’efface, et quand elle lui dit de rentrer chez lui et d’attendre la suite, il reste sonné. Sans voix. Il tente bien de s’expliquer auprès du père de Klara, Theo, mais ce dernier doute trop et le rejette violemment.

La violence des accusations donne naissance à une violence physique réelle. Au fur et à mesure que le doute s’installe, elle prend de l’ampleur, et elle éclate tout à fait une fois que le doute laisse place à la certitude au sein de la communauté. C’est au tour de Lucas d’être démuni face à la réalité qui est la sienne : longtemps, sa place a été assurée (et donc rassurante) dans cette ville où il a grandi, où il a forgé des amitiés fortes. Sachant cela, on comprend mieux pourquoi il se montre moins réactif, moins vocal qu’on le voudrait : ces gens le connaissent depuis toujours, ils devraient savoir qu’il est innocent. Pourquoi ne le voient-ils pas ? La conversation qu’il a au téléphone avec son ex-femme au début du film vient confirmer la tendance à la passivité de Lucas : cherchant à obtenir la garde de son fils, il dit textuellement que cette fois-ci, il ne se laissera pas faire, cette fois-ci il prend les commandes. Lucas semble être de ceux qui encaissent beaucoup, beaucoup trop, avant d’enfin se défendre, se révolter. La scène qui se déroule dans le supermarché, où il se fait violenter verbalement et physiquement, illustre parfaitement cela ; c’est une scène clé sur bien des plans.

Si le film se concentre sur le ressenti de Lucas, Thomas Vinterberg n’en oublie pas pour autant Klara. Une fois exprimé son accès de colère, la petite passe à autre chose, ne comprenant probablement pas entièrement la gravité de ses paroles. C’est à ce moment-là que les adultes attrapent la balle au bond et que leurs mots prennent l’ascendance sur ceux de l’enfant. La scène où le psychologue vient discuter avec Klara de ses accusations est éloquente : Klara nie d’abord ses propos, puis, voyant que ni le psychologue, ni la directrice ne croient son démenti, elle se mure dans son silence et se contente d’acquiescer aux hypothèses très suggestives avancées par le psychologue. Pire encore, l’enfant en vient à douter, au fil du temps, de ce qui s’est vraiment passé. Tous les adultes autour d’elle lui martèlent, par leurs comportements et leurs mots, qu’elle a bien vécu ce traumatisme. La violence hypothétique infligée par Lucas se transforme en une violence réelle assenée par des adultes bienveillants. Cette bienveillance rend cette violence d’autant plus intrusive et insidieuse pour Klara. Qui devient alors pleinement victime.

Que faire quand tout se résume à une parole contre une autre ? Pour Lucas et ses rares alliés (son fils Marcus et un ami, Bruun, resté fidèle), il faut donner de la voix, ne pas se taire, aller jusqu’à crier pour ébranler les certitudes adverses. À bout, physiquement et moralement, Lucas laisse éclater sa parole dans une église bondée. Parole divine de l’innocent ? Venu là d’abord pour réaffirmer la légitimité de sa place physique dans cette communauté, il est ému jusqu’aux larmes par le chant des enfants de la chorale (les enfants qu’il côtoyait tous les jours dans son école maternelle) et ne peut plus contenir sa frustration, sa douleur, sa voix. Il interpelle Theo, l’agrippe physiquement et lui crie, lui hurle son innocence.

Dans La Chasse, la parole est à la fois toute puissante et impuissante. Orientée et désorientée. Insensée et lourde de sens. Au final, c’est un regard échangé entre deux amis de longue date qui réussit là où les mots ont failli.

Mads Mikkelsen (Lucas) a reçu le Prix d’interprétation masculine au dernier Festival de Cannes. Retrouvez le film et son dossier de presse sur le site du festival.

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2 Responses to #20-Parole toute puissante, parole impuissante : La Chasse, de Thomas Vinterberg

  1. Suzy Lee
    18 décembre 2012 at 10 h 57 min

    Merci pour ce commentaire, Cyril, et pour avoir partagé sur FB! Ces films valent tellement le coup d’œil et méritent qu’on parle d’eux.

  2. cyril
    16 décembre 2012 at 18 h 11 min

    Chère Fauteuse,
    J’ai découvert « par hasard » votre site bien sympa cet après-midi et je viens de lire tes deux dernières critiques : « the we & the I » et « la chasse ». Ce sont des films que j’ai beaucoup appréciés (tout comme toi apparemment) même si je n’avais pas pris le temps de mettre des mots dessus. Je dois dire que les tiens me conviennent parfaitement alors je me suis permis de les partager sur mon facebook.
    Merci et longue vie à ta voix!

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