#15-Je bande donc je suis : Diderot et Sophie Volland, monologue à deux voix

15 avril 2012
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Dans un dialogue célèbre, le Théèthète, Platon définit la pensée comme « un dialogue de l’âme avec elle-même. »

Cette définition, appliquons-là à l’une des relations les plus étranges et les plus fortes de la philosophie et de la littérature : celle qu’entretinrent, à partir de 1755, Diderot et Sophie Volland .

Diderot par Van Loo

Relation trouble, constituée de zones d’ombre assumées ou stratégiquement constitutives du rapport existant entre les deux amants épistoliers.

A commencer par le nom même de Sophie : elle s’appelle en réalité Louise-Henriette. La substitution patronymique n’est pas anodine : Sophie, c’est la transcription littérale de Sophia, « la sagesse » en grec ancien. D’emblée, leur relation est placée sous le signe de la philosophie, du dialogue d’âme à âme (même s’il n’est pas douteux que leurs corps aussi se mêlèrent) :

« Qu’est-ce que les caresses de deux amants, lorsqu’elles ne peuvent être l’expression du cas infini qu’ils font d’eux-mêmes? Qu’il y a de petitesse et de misère dans les transports des amants ordinaires ! Qu’il y a de charmes, d’élévation et d’énergie dans nos embrassements. » (2 juin 1759)

Marie-Louise O'Murphy de Boisfaily par François Boucher

L’exaltation de Diderot ne doit pas nous abuser : souvent Sophie est un sphinx, répondant laconiquement aux longues, débordantes et bariolées missives de son amant et ami. Il est certes vrai qu’il n’est guère aisé de répondre à l’un des philosophes les plus prolixe du XVIIIe siècle, mais aussitôt cette concession faite, un nouveau soupçon surgit : être mutique, souvent, Sophie est aussi, depuis l’origine de la correspondance avec Diderot, un être doublement dépersonnalisé :

« Ma Sophie est un homme et une femme quand il lui plaît. » (10 Mai 1759)

Voici dès lors l’amante et l’amie placée dans la situation ontologique intermédiaire entre l’existant et le non existant. Incessamment traversé(e) par son contraire, elle devient cet être substitutif à soi-même (son identité sexuelle réelle se dilue dans l’échange épistolier) et à Diderot qui confère à Sophie la puissance existentielle d’une entité spéculaire qui n’est que l’envers de soi. Sophie, ou Pygmalion à rebours : Galatée existe déjà, il la transforme en l’idéalisant.

Pygmalion et Galatée par Girodet

Pourtant l’amour est là : ici, ailleurs, partout, hors du temps, en eux, en lui, jour et nuit et par delà les mots, par delà la visibilité des mots qui ne parviendront de toute manière jamais complètement à transcrire la translucidité des âmes en leur singulier colloque :

« J’écris sans voir (…) Je vous écris que je vous aime, je veux du moins vous l’écrire mais je ne sais si ma plume se prête à mon désir. Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres. (…) L’espoir de vous voir un moment me retient, et je continue de parler sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime. » ( juin 1759)

Etre réversible, présent et absent, distant et au plus près de moi, à cette minute et dans trente ans, maintenant et toujours,

lisez que je vous aime.

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One Response to #15-Je bande donc je suis : Diderot et Sophie Volland, monologue à deux voix

  1. 18 décembre 2014 at 6 h 42 min

    Evoquer l’ontologie de la bandaison à propos de Diderot écrivant à Sophie : joli programme pour une Fauteuse de trouble »

    Du coup je cite votre charmant Post dans on Blog du jour :http://citationdujour.blogspot.fr/2014/12/citation-du-18-decembre-2014.html

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