#11-L’ailleurs du corps : Naissance de la clinique de Michel Foucault

15 décembre 2011
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L’invention du regard

Corps couché, offert au regard scrutateur qui en délimite la profondeur, les fonctions ; qui en décrit l’histoire, prospective et perspective. Il s’agira ici de l’invention du regard médical sur le corps. On se figure, en effet, que le corps est la chose la plus évidente qui soit. Mon corps n’est-il pas le lieu premier à partir duquel, au sein duquel, je me perçois tout entier dans la lumineuse transparence du plaisir ou de la douleur ressentis ; plaisir et douleur étant la forme quasi instinctuelle que prendrait la connaissance de moi-même à partir de moi-même ? Déploiement irrécusable à partir duquel la maladie et la santé deviendraient des phénomènes immédiatement appréhensibles par le sujet que je suis. Descartes l’avait déjà vu : « Je ne suis pas en mon corps ainsi qu’un pilote en son navire » (Méditations Métaphysiques, VI) : plaisir et douleur sont d’abord des événements vécus par moi avant de revêtir l’aspect de symptômes soumis au registre d’une reconnaissance scientifique.

Or, si la « clinique » que décrit Foucault s’organise à partir du XIXe siècle, c’est précisément pour contester cette appréhension intuitive de soi et élaborer le réquisit d’objectivité médicale qui sera – qui est encore – l’un des fondement de toute science médicale.

Littéralement, la « clinique » renvoie bel et bien à la situation d’un corps allongé, inerte : « klinè » en grec ancien voulant dire « lit ». C’est à partir de cette situation que se croisent alors les regards sur le corps pour en décrire les atteintes visibles : la maladie, en effet, va devenir le phénomène prévalent à partir duquel cet ensemble, d’abord vécu par un sujet qu’est le corps, s’objectivera peu à peu, se dépersonnalisera jusqu’à appartenir tout entier à un autre corps, médical cette fois.

« Pour nos yeux déjà usés, le corps humain constitue, par droit de nature, l’espace d’origine et de répartition de la maladie : espace dont les lignes, les volumes, les surfaces et les chemins sont fixés, selon une géographie maintenant familière, par l’atlas anatomique. Cet ordre du corps solide et visible n’est cependant qu’une manière pour la médecine de spatialiser la maladie. Ni la première sans doute, ni la plus fondamentale. Il y a eu et il y aura des distributions du mal qui sont autres. » (Naissance de la clinique, Introduction)

Le Leçon d'anatomie de Rembrandt

Le constat foucaldien mérite insistance : il ne va pas de soi, en effet, que la maladie soit reconnue comme principe de description universel du corps humain. C’est que la maladie constitue ce qui, dans une démarche objectivante, constitue le lieu de visibilité du phénomène corporel. Ce corps que La Leçon d’anatomie de Rembrandt avait déjà ouvert aux hommes du XVIIe siècle, va plus que jamais se circonscrire à sa propre sémiologie : qu’est-ce, en effet, que la maladie, sinon le signe d’une interruption du cours ordinaire du fonctionnement physiologique, lieu de visibilité trouble qui pourra redevenir clair aussitôt que l’herméneutique du diagnostic aura rétabli les correspondances et les signifiances de ce qu’il convient à présent d’appréhender comme symptôme et non plus comme irruption spontanée et imprévisible du mal dans mon propre corps.

« Ouvrez quelques cadavres ! »

Ce privilège accordé à la maladie a pour conséquence décisive de dédoubler le corps : il y aura désormais, au moment où Bichat, initiateur de la physiologie positiviste réclame « d’ouvrir quelques cadavres » afin d’y découvrir la part visible de toute maladie, d’une part le corps propre de la maladie ressortissant d’un classement nosologique organisant les ressemblances et les différences entre tous les symptômes connaissables ; d’autre part le corps du malade qui ne détient plus qu’une importance secondaire. Et pour comprendre à quel point cette secondarité fut déterminante dans la science médicale qui s’organise alors, il n’est qu’à rappeler que les formations spécifiques et obligatoires portant sur la douleur n’ont été introduites dans les facultés de médecine qu’à l’orée des années 1980… Raison pour laquelle Michel Foucault a raison d’écrire :

« La coïncidence du « corps » de la maladie et du corps de l’homme malade n’est sans doute qu’une donnée historique et transitoire. Leur évidente rencontre ne l’est sans doute que pour nous ou plutôt nous commençons à peine à nous en détacher. L’espace de configuration de la maladie et l’espace de localisation du mal dans le corps n’ont été superposés, dans l’expérience médicale que pendant une courte période : celle qui coïncide avec la médecine à la du XIXe siècle et les privilèges accordés à l’anatomie pathologique. » (ibidem)

Assurément faut-il voir dans cette coïncidence, l’un des héritages de la médecine cartésienne. On se souvient en effet que dans son Traité de l’Homme paru en 1648, Descartes thématisa le double paradigme du cadavre et de la machine : c’est dans le corps mort, dans la machine exhaustivement descriptible, qu’il sera possible de fonder une connaissance physiologique exempte de tout présupposé métaphysique exogène. On pourra, en effet, s’attacher aux descriptions de la « machine » corporelle sans qu’il soit requis de libérer un espace en vue de la prise en compte d’une quelconque « âme » ou d’un quelconque « esprit » habitant le corps et le faisant se mouvoir :

« Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible… Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, et autres semblables machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d’avoir la force de se mouvoir d’elles-mêmes en plusieurs diverses façons… »

Toutefois, cette exhaustivité va prendre au XIXe siècle un sens tout autre, puisqu’il ne s’agira rien moins que de parvenir l’ordre du visible et celui du dicible : le corps malade, vu, ausculté, disséqué, parvenant à ce seuil épistémologique qui fait de lui non plus seulement un ensemble matériel, mais un ensemble de mots : nominalisme du corps, en somme, par lequel on voit le signifiant prendre le dessus sur le signifié, le mot sur la chose, comme si soudain le verbe et la chair se désolidarisaient et que dans la perspective positiviste qui est la nôtre, ce ne soit plus le verbe qui se fasse chair, mais bel et bien l’inverse : que la chair se fasse verbe.

Dites-moi : avez-vous mal ?… La célèbre chanson de Gaston Ouvrard pourrait constituer une réponse finalement très moderne :


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