#4 Cachez ce sexe que je ne saurais voir… à l’Origine de l’Origine

6 mars 2011
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En découvrant qu’un profil Facebook qui avait publié L’Origine du monde de Courbet avait été supprimé par Facebook, les Fauteuses se sont penchées sur ce tableau qui suscite quelques pruderies… Petit rappel historique par Remige et anecdotes autour de cette toile par plusieurs d’entre nous

L'origine du Monde, Gustave Courbet, 1866, Musée d'Orsay

En 1866 Courbet peint l’Origine du Monde pour Khalil-Bey, diplomate turco-égyptien, grand amateur de peintures qui fut également le commanditaire du Bain Turc d’Ingres. Bien que parfois contesté, le titre, tout aussi iconoclaste que l’œuvre, renvoyant délibérément à la sphère religieuse, semble être celui que le peintre avait choisi pour une toile qu’il considérait comme un de ses chefs d’œuvre : « vous trouvez cela beau… et vous avez raison… Oui cela est beau et tenez Titien, Véronèse, Leur Raphaël, moi-même n’avons rien fait de plus beau ».

Cette peinture présentant un corps féminin réduit à sa plus simple expression fait sortir le sexe féminin, dont la représentation était jusqu’alors occultée, du domaine de l’irreprésentable pour le faire entrer dans le champ esthétique.

Si la pose est inspirée par les photographies pornographiques de l’époque, notamment celles d’Auguste Belloc, il ne s’agit pourtant nullement d’une œuvre obscène mais plutôt du point d’aboutissement ultime du réalisme. Véritable morceau de peinture, « ce ventre c’est aussi beau [que] la chair d’un Corrège. » (1)

Courbet refusait les nudités mythologiques au profit de femmes réelles, uniques et chaque fois différentes et identifiables. Ainsi, James Whistler aurait reconnu dans le modèle sa maîtresse, Johanna Hifferman, dite Jo l’Irlandaise, ce qui aurait précipité la rupture entre le peintre anglais, Jo et Courbet.

Jo l'Irlandaise, Gustave Courbet, 1869, Musée National de Stockholm

Une telle œuvre n’était pas concevable dans la société bien-pensante du XIXe siècle, qui, au nom de la morale et de la beauté, condamnait tout réalisme tout autant que la pornographie. Néanmoins, si cette toile existe, ce n’est que parce qu’elle était destinée à un cabinet d’amateur privé, c’est-à-dire à un petit cercle privilégié.

Cette œuvre n’a pas été présentée au public avant la fin du XXe siècle ce qui ne signifie nullement que son existence était inconnue. Ainsi, en 1882 Ludovic Halévy rapporte qu’au cours d’un dîner Gambetta, évoqua l’existence de l’Origine du Monde. Il s’agit de l’un des rares témoignages concernant cette toile fameuse mais quasiment absente de la critique ou de la littérature. De loin en loin, en effet, on retrouve des allusions à l’Origine du Monde.

Dessin de Léonce Petit, « G. Courbet », Le Hanneton, 13/6/1867.

Ainsi, en 1867, Léonce Petit réalise une caricature présentant Courbet au milieu de ses œuvres les plus célèbres : l’Origine du Monde est évoquée par une feuille de vigne, allusion comique au sujet de la toile.

L’idée qu’une toile indécente puisse être présentée au public motiva en 1867, au moment où Courbet prépare sa seconde exposition personnelle, une descente de police afin de vérifier que les œuvres présentées ne portaient pas atteinte aux bonnes mœurs. L’Origine du monde, en mains privées, ne s’y trouvant pas, les policiers repartirent bredouille. Le mystère de l’œuvre se trouva renforcé.

Courbet avait mis au point un décorum particulier autour de son tableau : la toile, présentée dans une pièce aveugle, n’était pas visible de prime abord. Un rideau vert l’occultant. Maxime Du Camp dans les Convulsions de Paris a fait une description de ce dispositif : « dans le cabinet de toilette […] on voyait un petit tableau caché sous un voile vert. Lorsque l’on écartait le voile, on demeurait stupéfait d’apercevoir une femme de grandeur nature […] Mais par un inconcevable oubli, l’artisan, qui avait copié son modèle sur nature avait négligé de représenter les pieds, les jambes, la poitrine, les mains, les bras, les épaules, le cou et la tête. »

Ce cérémonial peut être compris de deux manières : processus de dévoilement de l’œuvre, c’est-à-dire du corps féminin, plaçant le spectateur en situation de voyeur, augmentait son plaisir, mais aussi sacralisation de l’œuvre puisque, le rideau rappelle celui qui entoure la Madone Sixtine de Raphaël. Cette idée est soutenue par Michèle Hadad qui fait de l’œuvre un ex-voto destiné à la guérison de son commanditaire atteint de syphilis.

Madone Sixtine, Raphaël, 1513-1514, Gemäldegalerie, Dresde

La toile disparaît ensuite jusqu’en 1889 chez le marchand Émile La Narde qui l’a montrée à Edmond de Goncourt. Encore une fois, la toile est invisible, cachée derrière un paysage (LeChâteau de Blonay) de Courbet.

Le château de Blonay, Gustave Courbet

Pendant la Seconde Guerre mondiale, dérobée par l’armée russe à la banque hongroise de Pest, le tableau est racheté par le baron Hatvany. Pendant longtemps elle fut considérée comme perdue, alors qu’elle était passée aux mains de Jacques Lacan.

L’histoire de la présentation de l’œuvre connaît alors un nouveau développement. Le psychanalyste demande en effet à son beau-frère, André Masson, de réaliser une oeuvre pour masquer la toile. Le peintre réalise un paysage qui révèle tout autant le tableau qu’il le dissimule.

L’œuvre de Masson est en effet transparente pour les initiés. Lacan réactive donc la mise en scène voulue par le peintre pour sublimer sa toile. Le mystère était donc soigneusement entretenu et le nombre des personnes mis dans la confidence, parmi lesquelles on trouve Marguerite Duras ou encore Claude Lévi-Strauss, restreint.

Étant donné..., Marcel Duchamp, 1946-1966

Marcel Duchamp fut de ce cénacle alors qu’il travaillait depuis une dizaine d’année à Étant donné 1° La chute d’eau 2° le gaz d’éclairage. Il existe des résonances entre les deux œuvres tant par le sujet que par le cadrage occultant l’identité du modèle. Dans les deux cas, les artistes réfléchissent sur la mise en scène du regard du spectateur : chez Duchamp il doit se pencher pour regarder la toile à travers une palissade tandis que chez Courbet l’œuvre doit être dévoilée par son propriétaire.

En 1995 l’Origine du Monde entre dans les collections publiques. Désormais présentée sans cache dans son cadre dorée elle est accrochée parmi les autres œuvres de Courbet du musée d’Orsay où elle n’est pas sans susciter des réactions variées de la part du public.

(1) Edmond de Goncourt


Anecdotes.

Luise : À la boutique du Musée d’Orsay. Une dame, qui venait d’acheter un catalogue des collections du musée, arrive très en colère. Elle voulait le même ouvrage mais sans le tableau de Courbet reproduit à l’intérieur ! Elle refusait d’avoir une reproduction de ce tableau dans son salon, à la possible vue de sa famille et de ses amis, car pour elle, c’était clairement de la pornographie.

Marguerite : La première fois que j’ai vu le tableau, j’étais enfant et c’était à travers une visionneuse (ces petits appareils pour enfants ressemblant à des jumelles, dans lesquels on pouvait voir des diapos). J’en avais une avec des tableaux célèbres. Mais on les voyait donc en tout petit. Alors il fallait souvent essayer de deviner un peu ce qui était représenté (genre Napoléon sur son cheval…). Eh bien, face à L’Origine du monde, je voyais bien ce qu’il y avait à voir (gros plan oblige), mais je me disais que c’était impossible que ce soit ça, impossible qu’on ait représenté ça en peinture ! Du coup, je cherchais ce que ça pouvait être en vrai (me disant aussi que j’avais vraiment l’esprit mal tourné), une colline, des bois, un arbre, un paysage… Il faut dire que je ne comprenais pas du tout le titre (et ne faisais pas du tout le lien avec le sexe). Je croyais qu’il signifiait « L’endroit où le monde a commencé ». Ce qui n’est pas tout à fait faux. Sauf que j’y voyais un lieu géographique, mythique sans doute, mythologique peut-être, mais sûrement pas anatomique, et encore moins symbolique.

Pénélope : Il y a quelques années, Ulysse et moi rentrons dans la salle où elle se trouvait et y découvrons un couple d’une trentaine d’années environ, lui tirant la langue (parallèlement au tableau, mimant un cunnilingus), elle tentant de prendre la photo mais ne résistant pas à son fou-rire. Sur le coup, nous échangeons des regards sous-entendant « c’est un peu beauf quand même de faire ça », mais quand nous nous sommes placés derrière la photographe, c’était  saisissant de réalisme! Nous avons à notre tour bien ri, complices d’un instant avec le couple présent.

Jim : Pour ma part, une histoire toute simple et presque banale étant donnée le métier. Dans le cadre d’un cours sur l’art et le réel, il y a trois ans, avec des élèves de Terminale S. J’évoque (je ne montre pas), j’évoque le tableau de Courbet en insistant sur le caractère non-représentatif de la toile (position faussement réaliste qui rapproche ce tableau du Bain Turc de Ingres et les fameuses vertèbres du personnage principal, etc). Quelques jours plus tard, les élèves, qui entre-temps sont allés voir le tableau, me regardent bizarrement. L’un d’eux finit par me dire que la toile dont je leur ai parlé est l’oeuvre d’un pervers et que c’est quand même étrange d’avoir évoqué ça en cours. Moi, ne voyant pas le problème, je leur explique que le nu est un genre à part entière dans l’art, qu’il n’y a rien de choquant à tout cela, etc. Mais à la vérité, j’étais totalement à côté de la plaque. Ils ne me reprochaient pas d’avoir évoqué devant eux un tableau représentant la nudité. Ce n’était pas la nudité qui leur avait posé problème (y compris les filles, en général plus réservées que les garçons sur ces questions). C’était tous ces poils (« ils n’avaient pas la notion de l’hygiène à cette époque » : j’ai dû entendre quelque chose dans ce genre…)
Si je leur avait montré la photo d’une actrice porno totalement épilée, ils n’auraient rien trouvé à redire ! C’est propre, c’est pur, ce n’est donc pas « pervers »…

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One Response to #4 Cachez ce sexe que je ne saurais voir… à l’Origine de l’Origine

  1. 15 mai 2011 at 16 h 52 min

    A propos de ce tableau, le puritanisme est encore très présent au 21ème siècle : des gens sont offusqués en le voyant au musée d’Orsay et vont rouspéter à l’accueil en disant qu’il peut choquer des enfants.
    Mais il côtoie d’autres tableaux avec des femmes au pubis glabre et sans fente vulvaire (une excision symbolique) à cause de la censure et ça, personne ne s’en offusque. Ces gens refusent donc ce qui est naturel et préfèrent voir un tableau censuré, c’est le monde à l’envers.

    Pour rester dans le domaine artistique, info trouvée sur un blog

    «L’histoire la plus incroyable est celle du critique d’art anglais Ruskin, célèbre pour avoir défendu les artistes préraphaelites. Quand il épouse la belle Effie Gray en 1848, Ruskin est vierge. Il n’a jamais vu de femme nue, autrement qu’en statue. Le soir de la nuit de noces, il est horrifié de ne pas trouver, sous les jupes de son épouse, le renflement marmoréen, l’abricot imberbe auquel il s’attend. Cela gâche leur mariage. Six ans plus tard, Effie Gray demande le divorce au motif qu’elle est toujours vierge. Dans une lettre écrite à une amie, Effie raconte l’humiliation atroce que représente l’examen gynécologique : elle a dû révéler au regard la monstrueuse difformité dont elle se croyait atteinte. Son mari l’avait convaincue que les poils faisaient d’elle un monstre.»

    J’ai vu en 2008 une rediff d’une émission de JL Delarue consacrée au premier rapport sexuel. Des jeunes témoignent de ce qu’il a représenté pour eux. Il y avait aussi un éducateur qui va dans les lycées pour expliquer l’anatomie, le maniement des préservatifs, la prévention contre les MST. Il disait qu’un jour, un jeune homme se plaignait d’avoir mal vécu son premier rapport car il pensait que la fille était malade. Sa « maladie », c’était ses poils pubiens. Il n’en avait jamais vu sur le corps d’une femme car il n’avait que les films X comme seule référence.
    C’est un témoignage très intéressant car ce genre de remarques était impensable il y a 10 ans. Cela montre bien l’influence sournoise des images sur les gens, avec des conséquences concrètes très dommageables. Ce garçon est totalement dans l’inversion de la réalité. En effet, ce sont les femmes malades ou vieillissantes qui n’ont « naturellement » plus de poils. Ce que Ruskin a vécu au 19ème se répète, de façon très étrange, 150 ans plus tard.

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