#4 Le poil dans l’art occidental : désir ou animalité ?

15 février 2011
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Dans l’art occidental, les poils féminins sont pendant longtemps demeurés invisibles.
Déjà durant l’Antiquité, alors que les artistes s’autorisent à représenter Vénus, déesse de l’amour, absolument nue, elle demeure totalement dépourvue de la moindre pilosité. Parangon de la beauté, image même du désir, son corps est parfaitement lisse [1].

Aphrodite Braschi, copie libre d’après Praxitèle, Ier avant J.-C.), glyptothèque de Munich

Les artistes introduisent alors une norme appelée à connaître un grand succès : le corps féminin est glabre et les poils, schématisés, ne peuvent être représentés que sur le corps des couroï [2].

Couros funéraire d’Aristodicos, 510-500 avant J.-C.. Musée national archéologique d’Athènes

C’est également dans le monde antique qu’apparaît l’idée qu’une pilosité surabondante est la marque de la bestialité et d’un dérèglement du comportement. Ainsi les silènes [3] sont toujours représentés, en sculpture comme sur la peinture de vase, pourvus d’une abondante pilosité sur toute la surface du corps, y compris les jambes.

Papposilène, 350 avant J.-C., Musée du Louvre

Durant le Moyen-Âge, le corps, source des malheurs de l’humanité, est perçu comme « l’abominable vêtement de l’âme [4] », instrument du péché. Les artistes ne représentent donc que très peu de nudités et lorsqu’ils le font ces corps sont glabres. Les – rares – poils médiévaux viennent renforcer l’avertissement concernant les dangers de la chair.

Tympan du jugement dernier, Cathédrale de Bourges (détail)

La Renaissance marque le retour en grâce du corps et du « paganisme sensuel [5] ». La femme nue, charmante et attirante, offerte ou consciente de son pouvoir de séduction, devient un sujet à part entière.

Sur le premier exemple attesté de cette iconographie, la Vénus endormie de Giorgione, pas l’ombre d’un poil sous les aisselles ou les jambes. Quant au sexe, partiellement dissimulé par un geste de la main qui, en même temps, attire sur lui l’attention du spectateur, il est dépourvu de poils.

Vénus endormie, Giorgione, Vers 1510, Gemäldegalerie Dresde

Ce modèle est repris et détourné par Titien qui présente une Vénus plus proche de la courtisane que de la déesse. La construction du tableau qui place le sexe féminin à l’aplomb du regard du spectateur permet à cette femme, dans l’attente d’hommages et de cadeaux, d’affirmer pleinement sa sexualité. Pourtant, là encore, malgré le fait que ce tableau était pour son commanditaire une image lascive et excitante de la beauté féminine, les poils sont toujours absents.

La Vénus d’Urbin, Titien, 1538, Galerie des Offices, Florence

Les exemples de femmes nues laissant admirer leur corps à la carnation parfaite et à la pilosité absente peuvent être multipliés quasiment à l’infini. Nul hasard dans le fait que les artistes évitent avec le plus grand soin de figurer les poils sur le corps, parfait, de leur Vénus. La pilosité reste, en effet, connotée : elle renvoie à l’animalité tapie dans l’être humain.

Les poils sont donc stigmatisants comme le montre la toile d’Agostino Carrache Arrigo le Velu, Pietro le fou, Amon le nain et autres bêtes. La pilosité surabondante dont souffre Arrigo le renvoie, et pour toujours, à la sauvagerie et à l’inquiétude que celle-ci suscite. La toile reflète une vérité historique, à savoir l’assimilation de ces hommes au physique particulier à des animaux, tous conservés dans la ménagerie du cardinal Farnèse au titre de curiosité scientifique. Le défaut physique devient élément d’identification sociale mais aussi marque de l’infamie. Ici les poils, tout comme le nanisme et la folie, deviennent pour l’artiste vecteur d’interrogation sur l’altérité.

Arrigo le Velu, Pietro le fou, Amon le nain et autres bêtes, Agostino Carrache, Museo di Capodimonte, Naples

José de Ribera a lui aussi représenté les poils comme éléments monstrueux, mais chez lui nulle trace d’altruisme : il ne s’agit plus de s’interroger sur le sort réservé à ceux qui étaient réduits à l’état de « bêtes de foire » mais plutôt de s’inscrire dans un courant « voyeuriste » propre à la peinture espagnole qui se complaît dans la représentation des tares physiques, comme le nanisme ou la très grande laideur.

La femme à barbe, José de Ribera, 1631, Musée Fondación Duque de Lerma, Tolède

Néanmoins, certains artistes de la période s’essayent tout de même à la représentation de la pilosité, limitée aux aisselles et au sexe. Ainsi, le sexe de la nymphe de Palma Vecchio, entièrement dégagé, est légèrement ombré.

Nymphe dans un paysage, Palma Vecchio, Vers 1520, Gemäldegalerie, Dresde

Mais c’est à Cranach que revient la paternité du premier nu féminin pourvu de poils pubiens. Cela reste acceptable car la femme endormie n’a en rien une attitude provocatrice.

Nymphe, Luchas Cranach, Musée Thyssen-Bornemisza Madrid

Les réticences concernant les poils perdurent tout au long du XIXe siècle. Les peintres pompiers, chantres d’un érotisme un peu froid, persistent dans la représentation de corps féminins à la peau laiteuse et glabre.
Ainsi, la Vénus de Cabanel, objet de tous les fantasmes du Second Empire, est complètement dépourvue de poils. Il s’agit moins d’un corps féminin que de l’image mentale d’un corps féminin idéal s’inscrivant dans la tradition de l’art occidental, ce qui explique du reste que le peintre prenne pour sujet une déesse, c’est à-dire un être en dehors de la réalité.

La naissance de Vénus, Cabanel,1863, Musée d’Orsay

Ce n’est pas le cas de d’Olympia, femme en chair et en os. Cette courtisane assumant pleinement son corps et toisant le spectateur d’un regard moqueur, n’a aucune raison d’être glabre, ce qui explique la pilosité sous les aisselles. Ces poils contribueront au scandale suscité par la toile de Manet, tandis que celle de Cabanel, beaucoup plus conventionnelle, reçut de très nombreuses louanges. Ainsi, les poils heurtent toujours le bon goût de la bonne société de la seconde moitié du XIXe siècle.

Olympia, Édouard Manet, 1863, Musée d’Orsay

L’Origine du Monde constitue un cas particulier. Bien que Courbet représente en effet un sexe féminin avec naturalisme, cette toile n’a suscité aucune réaction car elle a été réalisée pour la collection privée de Khalil-Bey, ambassadeur de la Divine Porte, et n’est réapparue que tardivement, en 1994 ; elle ne fut donc que très rarement présentée au public avant cette date.

L’origine du monde, Courbet, 1866, Musée d’Orsay

L’histoire des poils dans l’art se poursuit au XXe siècle. Leur représentation rare provoque toujours des scandales. Ainsi en 1917, la galerie Berthe Weill est contrainte à la fermeture à cause d’une exposition Modigliani. Un des nus exposés, pourvus de poils, visibles de l’extérieur fut en effet jugé comme portant atteinte aux bonnes mœurs.

Nu, Amedeo Mogliani, 1917, Sammlung Gianni Mattioli

Les poils restent un des grands tabous de l’art, y compris chez des artistes novateurs et provocateurs, comme
le furent Picasso ou Dali…. à charge donc aux artistes du XXIe siècle de s’emparer de ce sujet.

Les demoiselles d’Avignon, Pablo Picasso, 1907, Musée d’art moderne, New-York

N’oubliez pas le guide.

[1] Si l’aspect naturaliste des statues était renforcé par la polychromie, il ne fait aucun doute que celle-ci concernait le blond de la chevelure ou le carmin de la peau et en aucun cas la figuration des poils.

[2] Le terme couros (couroï au pluriel) désigne une statue masculine nue, debout et la jambe gauche avancée.

[3] Vieux satyres de la mythologie grecque qui aiment l’amour et le vin et accompagnent le cortège de Dionysos.

[4] Grégoire de Naziance

[5] Jean Delumeau

Pour compléter

Arrigo le Velu, Pietro le Fou, Amon le Nain et autres bêtes : autour d’un tableau d’Agostino Carrache, Roberto Zapperi

L’Image de l’amour charnel au Moyen Age, Florence Colin

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2 Responses to #4 Le poil dans l’art occidental : désir ou animalité ?

  1. 15 mai 2011 at 12 h 44 min

    J’ai du mal avec cette notion d’animalité que renverraient les poils. C’est juste une méconnaissance totale de l’utilité des poils qui faisait penser aux Anciens qu’ils s’affranchissaient de l’animal en s’enlevant les poils et surtout ceux des femmes. La réalité est bien plus sordide : ce n’est qu’une manifestation de la répression sexuelle subie par les femmes, empêchées d’afficher des signes de maturité sexuelle.
    J’en veux pour preuve l’absence de fente vulvaire, une excision symbolique, en qq sorte.
    Le sexologue Gérard Zwang disait ceci dans son livre « le sexe de la femme », paru en 1979.

    «Dans un chapitre particulièrement odieux du livre qu’il a eu le front d’appeler L’Erotisme, Bataille explicite la joie sadique qu’éprouvent ceux qui lui ressemblent à dénuder, dévoiler les parties pileuses de la femme et à lui faire honte de cette animale pilosité. Animale… si l’on veut, car si Bataille n’avait pas été un parfait ignorant en zoologie (comme en paléontologie) il aurait su que la vulve des quadrupèdes et même des anthropoïdes est glabre. Le poil vénusien et vulvaire est un ornement spécifiquement humain, spécifiquement féminin.»

    En 1986, Marc-Alain Descamps parlait dans son livre «L’invention du corps» du rejet de « l’animalité » comme une des causes de l’épilation.

    «Par opposition à l’animal. Malgré ce qu’en dit Desmond Morris, I’homme n’est pas du tout un singe nu ; il a des poils partout, sauf sur la paume des mains et la plante des pieds. Mais il cherche à effacer l’ignominie de son passé animal, et encore plus la femme. Il est notable qu’à l’instar des animaux, on puisse utiliser le terme de mâle pour l’homme (ce qui le flatte), mais pas de femelle pour la femme (ce qui la blesse mortellement). Les poils qui évoquent le plus l’animal sont ceux du pubis, puisqu’on parle de toison pubienne. Et il faut bien noter que cela a été gommé durant toute notre civilisation. Depuis les Grecs, les hommes ont toujours aimé représenter le corps de la femme en peinture ou en sculpture, mais jamais ils ne l’ont représenté telle qu’elle est en vérité avec sa toison pubienne. Il y a eu une censure universelle et unanime. Et l’humanité s’est donc inventé un modèle idéal de la femme, complètement irréel. Le plus curieux est que cette toison pubienne qui lui fait si horreur, car elle évoque l’animal, n’existe chez aucune espèce animale. Personne ne semble jusqu’à maintenant avoir fait la remarque que les animaux ont des poils partout, sauf justement là où en a l’homme. Les poils humains ne sont donc pas des vestiges de la toison animale, mais des productions plus récentes. Les animaux ont des poils sur la tête, sur le dos, le long de la colonne vertébrale, sur les pattes parfois. Mais jamais ils n’ont de poils au pubis, au périnée, aux aisselles ou sur les seins, même pas une seule espèce de singes, qui sont pourtant les plus proches de l’homme. Au contraire des animaux, les poils humains semblent n’avoir aucun rôle protecteur. Ils apparaissent dans les creux et les zones de transpiration, et semblent avoir pour seul rôle de retenir et d’amplifier les odeurs sexuelles. De même, on tient les poils pour frustes, sauvages, négligés, mais curieusement, c’est l’homme blanc qui est poilu comme un singe (à l’inverse plus exactement), pas l’homme noir ou jaune qui est presque entièrement glabre. Et précisément tous les Blancs, même les Aborigènes australiens ou les Ainous des îles japonaises. Personne ne peut dire encore pourquoi.»

    C’est encore plus détaillé sur mon site : http://pgriffet.voila.net#animal

    Ce qui est surprenant, c’est que certains animaux ont des poils sur la tête mais aucune femme ne s’enlève les cheveux pour se distancier de cette animalité ! Pourtant, selon les dermatos, les cheveux sont des poils. Alors pourquoi cette distinction ? Parce que les cheveux sont présents à la naissance alors que les poils sexuels sont liés à la puberté. Et les hommes ont toujours été les seuls à pouvoir revendiquer des envies et du désir sexuels.
    La langue française est subtile car elle distingue poil et cheveu. Mais dans les langues anglo-saxonnes, le mot est le même : haar en flamand et allemand, hair en anglais, etc. Les Anglophones spécifient d’ailleurs « body hair » (poil du corps) ou « head hair » (poil sur la tête) pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, cela prouve que les cheveux sont bien des poils.

    L’opprobre des hommes aurait pu s’abattre sur les cheveux des femmes, elles auraient alors toutes le crâne rasé. C’est tombé sur les poils sexuels mais les raisons historiques de cette pilophobie sont méconnues par une majorité de gens.

    • Meg
      21 décembre 2012 at 10 h 51 min

      « Ce qui est surprenant, c’est que certains animaux ont des poils sur la tête mais aucune femme ne s’enlève les cheveux pour se distancier de cette animalité !  »
      Les juives orthodoxes ont le crâne rasé et portent une perruque. Les religieuses bouddhistes ont aussi le crâne rasé (comme les hommes)
      Et toutes les injonctions à porter le voile faite dans l’Islam et encore pratiqué par les chretiens qui le font porter aux religieuses montrent que le poile de tête est aussi fortement contrôlé chez les femmes.

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