#11-Je bande donc je suis : le divan de Freud ou le retournement du regard intérieur

15 décembre 2011
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Le dialogue comme affrontement

Le dialogue est un face-à-face, une inter-locution transversale qui traverse (c’est le sens, en grec, du préfixe dia) l’espace silencieux et dense qui se parcourt de l’un à l’autre entre deux interlocuteurs. Mimétisme d’un conflit désamorcé, reconfiguré sous les aspects non violents d’un affrontement symbolique, le dialogue hérite du conflit des aspects latents de tout affrontement : intimidation sourde, regard comminatoire, haussement de sourcil qui sont autant de signes équivoques envoyés à autrui pour le contraindre, le restreindre dans l’énoncé du vocable identifiant l’être que je suis et qui parle.

L’horizon inatteignable de tout dialogue demeure ainsi la liberté : car nul n’est véritablement libre de parler sous le regard signifiant d’autrui.

« Parlez. Parlez et vous ne serez pas ignorant. Approchez d’abord, vous connaîtrez ensuite » : Henri Michaud a sûrement résumé ici le réquisit simultané, formel et méthodologique à la fois, qui guida Freud dans l’organisation du dispositif langagier inhérent à tout travail psychanalytique. Parler de soi, certes. Mais l’auteur des Etudes sur le narcissisme, connu pour son laconisme – la ‘sobriété’ langagière de Freud est ce qui étonna le plus Lou Andrea Salomé dans ses Souvenirs sur Freud parus en 1936 -, le thématisa lui le premier : le Soi conscient est assurément la partie la plus opaque d’un être, celle qui se dérobe le plus à toute investigation car pour elle aucune enquête subjective n’est légitimée. Elle se pourchasse sans fin dans l’illusion irréfragable de sa pleine clarté, elle se masque à elle-même ses troubles, ses douleurs enfouies (et nous voici face à la névrose), elle les travestit sous les dehors confus et loufoques d’un rêve incompréhensible ou au contraire brillant d’une trop vive clarté (et nous voici à l’orée de l’Interprétation des Rêves). L’épiderme subjectif se prétend sans profondeur ni contour : être soi se confond d’abord avec l’illusion d’un envers sans profondeur, sans intérieur : surface étale d’une évidence in-interrogée : je suis celui qui est, sans lacune et sans détour. Sans doute.

Et pourtant cette douleur.

Cette douleur que d’autres avec lui identifieront : pensons au magnifique roman d’Arthur Schnitzler, Mademoiselle Else qui narre la lente progression du délire chez une jeune femme refoulant de toutes ses forces une pulsion incestueuse destructrice. Mais douleur que lui seul conceptualisera avec suffisamment d’aplomb théorique : la névrose.

La psychanalyse se veut d’abord une libération de toute les entraves de la conscience et le tour de force théorique de Freud consistera précisément à organiser l’espace mental et objectif de cette libération.

Naissance du divan

Freud confessera en effet sous forme de plaisanterie qu’il ne supportait plus de devoir affronter le regard de ses patients lors des séances de talking cure (l’expression est de l’une de ses premières patientes, Anna O). Voici comment lui serait venu l’idée d’installer un divan dans le cabinet où il consultait. Mais plus profondément : l’émergence de la parole du patient supposait un contexte sans intimidation ni suggestion. Les prémisses de la thérapie analytique virent ainsi la nécessité d’un espace à rebours où l’analysant aurait pour seul interlocuteur lui-même. Face à soi, faisant dos à l’analyste : condition spatiale et économique de la libre association d’idée et de mots à partir desquelles la résorption des troubles inconscients pourraient s’opérer. Depuis ce lieu aveugle et ouvert sur le dedans de l’être qu’est le divan – lieu dénué de toute visibilité adventice ou adverse -, pourrait se créer les conditions de l’irruption d’une parole non contrainte, proprement curative. Michel Foucault a bien mesuré la portée d’un tel « retournement » du regard désormais orienté vers la confusion d’une intimité ne se livrant que sous formes de fragments épars :

« Toute la psychiatrie du XIXe siècle converge réellement vers Freud, le premier qui ait accepté dans son sérieux la réalité du couple médecin-malade… Freud a démystifié toutes les autres structures asilaires : il a aboli le silence et le regard, il a effacé la reconnaissance de la folie par elle-même dans le miroir de son propre spectacle, il a fait taire les instances de la condamnation. Mais il a exploité en revanche la structure qui enveloppe le personnage médical ; il a amplifié ses vertus de thaumaturge, préparant à sa toute puissance un statut quasi divin. » (Histoire de la folie à l’âge classique).

Salle Anna Freud du Musée Freud à Vienne. Photo : Marjorie Apel

Sur le divan, propos de lit : émergence du sexuel

Retenons de cet éloge nuancé la prise en compte, rendue enfin accessible par le discours scientifique, des troubles sexuels qui innervent les contenus mentaux latents (ce sera l’enjeu de la deuxième topique de l’inconscient, en 1920) et désagrègent les comportements conscients (rendant le sujet inadapté à sa propre vie, succombant à ses incapacités de dire, aux involutions névrotiques de ses déroulements psychiques). Les hystériques furent d’abord traités par Charcot grâce à la méthode hypnotique. La psychanalyse, de l’aveu même de Freud, apparut du moment où le silence hypnotique se rompit et où furent créées les conditions de la parole : abolition du silence, réintégration de la mémoire (puisque les hystériques souffrent d’abord d’un « trouble de la réminiscence », refoulement de ce souvenir qu’elles voudraient faire taire à leur mémoire endolorie, mais qui resurgit (tout refoulé est hanté par son retour) dans les décombres de leurs corps abandonnés par cette mémoire impossible.

Double impossibilité à vrai dire, creusée à l’intérieur par l’oubli nécessaire pour la survie psychique individuelle (c’est ainsi que Freud découvrira le principe des « souvenirs-écrans », occultation imaginaire, superposition d’un faux souvenir venant recouvrir et remplacer le souvenir traumatique inassumable sans destruction du sujet), mais creusée aussi de l’extérieur par tout un ordre de discours sociétal à l’intérieur duquel la sexualité n’a aucune part et demeure un interdit que le sujet a peine, là encore, à assumer pleinement.

Dès lors, s’organise toute une confrontation symbolique entre ce lit de Procuste qu’est l’âme humaine et qui est « castrée » de toutes les parties qui dépassent le cadre social admis (prohibition morale de toute sexualité), et ce divan que découvre Freud et au sein duquel vont se donner libre cours toutes les latences sexuelles du sujet. C’est de cette antinomie « clinique » qu’est né le sujet moderne.

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