#10-Je mouille donc je suis : Aspasie de Millet, éloge de la différance

15 novembre 2011
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« C’est une identité possible que, peut-être, je garderai pour vous ». Marguerite Duras, Baxter, Véra Baxter.

« Mais ailleurs il y a cette femme vue de dos qui représente assez bien la silhouette conventionnelle de la sorcière ». Antonin Artaud, L’Automate personnel.

Tout commence par un regard incrédule. Celui de mes élèves lorsque j’attire incidemment leur attention sur un « petit fait vrai », ainsi qu’eût dit Nietzsche, à savoir que non seulement leur manuel de philosophie ne contient que des extraits de philosophes morts (ce qui est, assurément, difficile à reprocher aux principaux intéressés), mais en outre un seul extrait issu des écrits d’une femme (sur les quatre cents textes environ que contient le-dit manuel : même l’Assemblée Nationale fait mieux en terme de représentativité féminine…).

Ce même Nieztsche pensait-il à Aspasie lorsqu’il écrivait, au paragraphe 60 du Gai Savoir : « Le charme le plus puissant des femmes est une opération à distance » ? De fait, force est de reconnaître à Aspasie à la fois la puissance et la distance, quand bien même les deux principes ne joueraient pas au même plan : politique pour l’un, philosophique pour l’autre. Or, la doxographie qui lui est relative consacre spontanément la confusion des registres.

Portrait d'Aspasie dite Aline la Mulâtresse, par Eugène Delacroix

Paru en 1690, le Mulierum philosopharum historia (Histoire des femmes philosophes) de Gilles Ménage, se présente comme une sorte de dictionnaire thématique répertoriant les femmes s’étant illustrées aussi bien dans le domaine de la pensée que dans celui de la politique (à ce titre, on pourra regretter l’ambition toute relative, rigoureusement doxographique et par conséquent non critique et non analytique de l’ouvrage). L’article consacré à Aspasie fait pourtant exception, marquant subrepticement l’importance – scandaleuse pour ses contemporains, prise très tôt par celle que Périclès considérera comme son égale et qui influença vraisemblablement les réformes législatives décisives entreprises alors. Gilles Ménage rapporte, entre autres témoignages, celui d’Aristophane lequel, dans Les Acharniens, attribue, la responsabilité de la guerre à Aspasie elle-même :

« De jeunes Athéniens, s’étant enivrés en jouant au cottabe, s’étaient rendus à Mégare en enlevant une courtisane nommée Simoetha. Saisis d’un juste ressentiment, les Mégariens, en représailles, capturèrent deux courtisanes d’Aspasie. C’est donc à cause de trois courtisanes que la guerre éclata pour tous les Grecs. »

On ne doit pas s’y tromper : la remarque incidente d’Aristophane concernant Aspasie impute bel et bien à celle-ci la responsabilité de toute guerre dans la mesure même où c’est son statut doublement dégradé au sein de la démocratie athénienne dont il est, implicitement, fait mention. Double exclusion, en effet, double reproche ontologique et onto-politique à l’endroit de celle qui ne saurait être reconnue au rang des citoyens grecs, seuls délibérants et seuls agissants dans l’Agora. Car Aspasie non seulement est femme (or la démocratie athénienne ne reconnaît de droit qu’aux citoyens hommes de plus de vingt et un ans), mais en outre est étrangère (elle est issue de la province de Millet). Redondance de l’exclusion. Différence insurmontable, déjà. Différence et non point « étrangèreté » seulement, puisque la démocratie athénienne est une société « des égaux » fondée sur la fraternité citoyenne. Comme le faisait remarquer Jacques Derrida dans Politique de l’Amitié, l’ancrage conceptuel de la démocratie s’est spontanément détourné du féminin jusqu’à être dans l’incapacité de concevoir une notion telle que la « sororité » en lieu et place de la « fraternité » : l’ordre du frère est, faut-il croire, plus universel que l’ordre de la sœur. Cet universel fût-il constamment reconduit à la relativité de son extension.

Dans le cas d’Aspasie, sa réputation de courtisane aggrave encore cette exclusion redoublée. Plutarque, dans sa Vie de Périclès se fait écho de cette rumeur qui ne s’éteignit jamais tout à fait :

« Et certains disent qu’Aspasie fut recherchée par Périclès pour son intelligence et sa finesse politique ; et de fait, Socrate, parfois, lui rendait visite avec ses amis, et les hommes de son entourage conduisaient chez elle leurs épouses, pour qu’elles l’écoutent, bien qu’elle exerçât une activité ni convenable ni respectable, et qu’elle éduquât de jeunes prostituées. »  (Vie de Périclès, chap. XXIV)

C’est ainsi à la rumeur qu’on confia le soin de discréditer définitivement la femme, la philosophe et la conseillère politique que fut Aspasie. La fascination sexuelle venant former un noyau de coalescence avec la fascination intellectuelle : l’aura de la maîtresse et compagne de Périclès pouvant s’expliquer par là.

Femme : le basculement des essences opère, de la sœur courtisane à la mère détentrice du logos

C’est pourtant dotée du statut de « mère » du discours que Platon représente, dans un dialogue intitulé Ménéxène, la compagne de Périclès. Le prologue du dialogue narre la rencontre entre Ménéxène et Socrate alors que ce dernier vient d’assister à une leçon de rhétorique d’Aspasie. La configuration dialogique n’est assurément pas hasardeuse qui voit Mènéxène quitter l’agora et la salle du conseil (où Aspasie ne peut être présente) et Socrate sortir d’un cours de rhétorique dispensé par Aspasie et consacré aux hommages dus aux morts pour la Patrie (où Aspasie semble n’être que le nom donné à une parole absente et inefficiente : vocable féminin révocable et inaudible dans le tumulte des débats masculins). C’est toutefois un principe ironique qui opère aussitôt et révoque toute accusation possible concernant l’ineffectivité de la parole féminine :

« Ménéxène : Si tu me permets, Socrate, et me conseilles de gouverner, ce sera le but que je poursuivrai ; autrement, non. Maintenant, si je me suis rendu à la salle du conseil, c’est que j’avais été informé que les sénateurs allaient choisir celui qui doit parler sur les morts ; car ils vont, tu le sais, organiser une cérémonie funéraire.

Socrate : Parfaitement mais qui a-t-on choisi ?

Ménéxène : Personne ; la décision a été remise à demain. » (234)

Ironie : car à cette procrastination et cette impuissance fait pendant la réalisation discursive d’Aspasie qui accomplissait l’éloge des morts :

« Socrate : Mais pas plus tard qu’hier, j’ai entendu Aspasie faire une oraison funèbre complète sur ces mêmes hommes. Elle avait appris la nouvelle que tu rapportes, que les athéniens allaient choisir l’orateur. Là-dessus, elle improvisa devant moi une partie du discours, tel qu’il fallait le faire. » (236e)

Devançant la parole interdite, celle qui ne lui sera pas donnée, Aspasie, que Socrate considère comme son maître en art rhétorique, supplante ainsi les membres du Conseil et affirme ses capacités oratoires, donc politiques. On se souvient en effet que l’essor intellectuel de ceux que l’on appellera les sophistes s’ancra dans la maîtrise du discours. C’est ainsi avec Gorgias que le nominalisme supplanta toute ontologie réelle : le morphème comme seul indicateur de réalité ; la sémantique comme propédeutique à toute politique, puisqu’il ne s’agit plus que de détenir l’ascendant sur la foule des auditeurs et non point de jouer sur la référence, devenue secondaire.

Distance, magie, pouvoir

C’est bien ce pouvoir dont Socrate donne un analogon mnésique, en étant capable de restituer le discours d’Aspasie. Le lien situationnel ténu qui unifie quelquefois les textes prologiques platoniciens permet en effet de renvoyer ici à un autre dialogue : le Phèdre. Même situation, mais incapacité mémorielle flagrante de Phèdre, incapable de se souvenir devant un Socrate « amoureux des discours » de celui que vient de tenir le rhéteur Lysias. La déception ne tarde pas à se redoubler, car non seulement Phèdre ne se souvient plus de l’éloge de l’amour improvisé par Lysias, mais il appert que cet éloge est fait sans ordre, sans « cosmos » : trahissant même les règles de l’art oratoire.

Dans le Ménèxène, au contraire, la puissance de la réminiscence socratique confère au discours d’Aspasie la réalité d’une transformation de soi par la médiation discursive. Effectivité. Réalité. A distance du lieu de pouvoir, Aspasie exerce néanmoins ce dernier. Elle se présente alors, elle, toujours absente, comme présence, parole présente : fantôme harcelant dont les mots trahissent l’existence inévidente mais bien réelle. C’est en cela qu’Aspasie, femme dotée du logos, est passée de la différence à la différance : le report constant de sa présence parmi les hommes du conseil, l’exclusion permanente due à son statut de femme et d’étrangère est soudain traversé et remué par la plus incoercible réalité de la femme : révélatrice « à distance », ailleurs et partout à la fois, de la vérité dissimulée œuvrant à l’insu des hommes, dans leurs discours qui ne sont que des mots, dans leurs actes toujours un peu manqués. Nietzsche encore, dans un hommage indirect, oblique :

« A supposer que la vérité soit femme, n’a-t-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, pour autant qu’ils furent dogmatiques, n’entendaient pas grand-chose aux femmes et que l’effroyable sérieux, la gauche insistance avec lesquels ils se sont jusqu’ici approchés de la vérité, ne furent que des efforts maladroits et mal appropriés pour conquérir justement les faveurs d’une femme ? » (Par-delà bien et mal, Préface).

A distance, sorcière, puisque les sorcières sont une invention jalouse des hommes. Surtout : différante et plus que jamais là.

Aspasie, tu es mon labyrinthe.

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