#8-Je bande donc je suis : Louis Althusser (1918-1991), « Ma petite camarade vivante »

15 septembre 2011
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«  Je fus alors saisi d’une incroyable terreur, à l’idée que ces textes allaient me montrer tout nu à la face du plus large public : tout nu, c’est-à-dire tel que j’étais, un être d’artifice et d’impostures, et rien d’autre, un philosophe ne connaissant presque rien à l’histoire de la philosophie et presque rien à Marx.» (1)

Lorsqu’il rencontre Hélène Rytmann, Louis Althusser a 28 ans. Et aucune expérience des femmes. Il est caïman à l’Ecole Normale Supérieure, c’est-à-dire répétiteur pour l’agrégation de philosophie. Depuis son retour de stalag en 1945 (il a été fait prisonnier dès le début la guerre), il souffre de ce qui se nomme aujourd’hui troubles bipolaires, alternant phases maniaques et phases dépressives. Dès les années 60, ses élèves composent avec ses absences : à vrai dire, des internements à Sainte-Anne dont le vrai motif est dissimulé sous une cause fallacieuse : des séquelles physiques de ses années de prisonnier.

La philosophie fut toujours plus qu’aucune autre discipline exposée au soupçon, dès lors que son ancrage rationnel était remis en cause par la biographie trouble : Nietzsche, déjà, pleurant au cou d’un cheval battu par un cocher à Turin, puis s’enfonçant dans une nuit démente et silencieuse, donna prétexte à ses détracteurs d’une remise en question intégrale de son œuvre. Comme si le langage de la folie s’implantait imperceptiblement derrière tout geste théorique. Comme s’il existait, surtout, un hiatus essentialisant la différence de la raison et de la folie. Fantasme positiviste de notre Raison inquiète, aux aguets d’elle-même.

La relation de Louis Althusser avec Hélène Rytman fut indéniablement orageuse et marquée par les tortures intérieures de l’un comme de l’autre. Dans les Lettres à Hélène (2) parues cette année, l’on assiste à la troublante polarisation des angoisses du philosophe sur la personne de celle qui partageait sa vie. Ainsi cette lettre de 1950 dans laquelle Louis Althusser écrit à Hélène qu’il comprend enfin les déchirements récents de leur couple : « c’est que l’image de ma mère s’interposait entre nous », venant troubler le rapport à l’autre et se diffusant comme un poison fantasmatique entre eux. « Les rapports avec mon inconscient ne sont pas de tout repos » reconnaîtra le philosophe qui théorisa par ailleurs la notion d’ « histoire sans sujet » : d’un effacement de l’autre, jusqu’à l’ultime angoisse.

Celle-ci eût lieu le dimanche 16 Novembre 1980 vers 7 heures du matin. Louis Althusser et sa compagne sont dans leur appartement de fonction, rue d’Ulm. Hélène s’offre à un massage de la nuque que lui propose son compagnon. Puis plus rien (3). Hélène git au pied du lit, étranglée. Le médecin de l’Ecole, le docteur Etienne est appelé par les cris de Louis Althusser : « Fais quelque chose ou je fous le feu à la baraque ». Devant l’état d’agitation extrême de son ami, le docteur Etienne le fait interner à l’hôpital Sainte-Anne où il demeurera tout le jour dans un état de prostration telle que le juge d’instruction chargé de l’affaire renoncera même à signifier sa mise en examen à celui qui pendant quarante ans aura formé plusieurs générations de philosophes.

Le 23 janvier 1981, ce même juge conclura l’affaire par un non-lieu en vertu de l’article 64 du code pénal, selon lequel « il n’y a crime ni délit lorsque le prévenu est en état de démence au moment de l’action ». Celui qui avait renouvelé la lecture de Marx par un effort « positiviste » de décontextualisation historique de l’auteur du Capital (4) demeurera sous surveillance médicale les dix années suivantes.

Louis Althusser est mort le 22 Octobre 1990.

1. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, édition présentée par Olivier Corpet et Yvan Moulier Botang, Paris, Stock-IMEC, éd., 1994, p.139.

2. Lettres à Hélène, Paris, Grasset, 2011.

3. C’est ainsi que le présente l’autobiographie du philosophe, L’avenir dure longtemps (voir supra).

4. Dans un temps où l’herméneutique « stratégique » du Parti Communiste Français, alors premier parti en France, mais aussi les dérives staliniennes rémanentes en dépit du rapport Khroutchev de 1956 imprégnaient encore fortement l’appréhension de la pensée économique et sociale de Marx.

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