#6 Baby Clean Please

1 mai 2011
Par

La nouvelle rubrique de créations littéraires, « L’Ecriture », inaugurée par Paul Art ce mois-ci avec la nouvelle, Baby Clean, Marguerite Tournesol en propose une suite, Baby Clean Please.

Baby Clean Please


Elle n’est pas parfaite. La fesse un peu flasque en dessous. Un peu trop adipeuse. Le string est beaucoup trop petit. L’élastique lui cisaille la peau.

La fille de Baby Clean n’est pas ridicule, juste empotée. Il le serait aussi, à sa place. À ce prix-là, il ne s’attendait quand même pas à une pro.

Ça fera l’affaire. Il faut que ça fasse l’affaire.

Deux semaines qu’il ne fait plus la vaisselle. Lundi, il a même poussé le scrupule à cuisiner, pour ajouter à la pile de casseroles sales. Les vitres, elles, sont propres, impeccables. Invisibles. Il y a passé suffisamment de temps ce week-end. Et tous les soirs, il inspecte la surface à la recherche de la moindre poussière. Ce matin encore, il était aux aguets avec son chiffon. Non, les vitres sont parfaites. Les stores entièrement relevés. Les rideaux à la poubelle.

Ian ne peut pas manquer le spectacle. Il tombera immanquablement dessus. Ces deux gros seins servis sur un plateau, dodelinant au rythme de l’éponge qui frotte. C’est bien, ils paraissent énormes, sanglés dans la dentelle écarlate bon marché. Il est sûr que Ian aimera ça.

Ça fera l’affaire. Il faut que ça fasse l’affaire.

Il faut que la fille aille dans la cuisine. Et si c’était vraiment une pute ? Ah, il aurait l’air con, ça oui. Il a presque envie d’en rire. Surtout pas. Il réprime un rictus. La fille ne doit pas le voir sourire. Il n’est pas allé jusqu’à endosser la robe de chambre et les charentaises de son défunt père pour ça. La fille n’est vraiment pas dégourdie : ce n’est pas une pute. Pas vraiment une femme de ménage non plus. Il ne se demande pas ce qu’elle fout là. Il ne sait pas quoi lui dire. Il se sert un verre de vin. Il devrait peut-être se toucher un peu ? Il fait doucement glisser sa main jusqu’à l’aine.

La voilà qui s’éloigne. Ouf. Il ne sait pas se branler devant quelqu’un qu’il ne connaît pas. La fille entre dans la cuisine. Ça fonctionne. Ça va marcher. C’est sûr. Elle s’immobilise. Ian l’a vue.

Il n’aperçoit que la silhouette de la fille qui se dessine sur le contre-jour dans l’entrebâillement de la porte, mais il en est sûr, Ian doit avoir une vue inégalable sur la fille, de sa terrasse en surplomb. Ian doit déjà faire signe, lancer des propositions salaces. Avec un peu de chance, même, Ian commence à défaire sa braguette. Ian et sa bite toujours sortie.

Ça fera l’affaire. Il faut que ça fasse l’affaire.

La fille revient en hâte. Déjà ? C’est trop tôt. Ian n’aura pas eu le temps. Ce n’est pas parce que Ian saute sur tout ce qui bouge que Ian saute vite. Il faut que Ian ait le temps. Il faut que Ian se branle sur sa terrasse en matant une fille qui fait sa vaisselle à poil dans sa cuisine. Et il faut que Camille le surprenne.

Camille fera une scène. Camille fondra en larmes. Et Camille reviendra. Il n’y a qu’à traverser la rue.

Oui, Camille va souffrir, c’est vrai. Il s’en veut à l’avance de lui faire subir cette épreuve. Mais il n’a pas trouvé d’autre solution. Et puis, il sait consoler.

Ça fera l’affaire. Il faut que ça fasse l’affaire.

Il veut que Camille revienne à la maison. Qu’ils retrouvent leur vie d’avant. Les petits-déjeuners au lit le dimanche, largement après midi. Les soirs où Camille travaille tard et où il prépare le dîner tant bien que mal, comme il peut, pour lui faire plaisir à son retour. Il lui sert un verre, lui masse les pieds. Et puis ils font l’amour, parfois même avant de prendre le repas, qu’ils avalent après, encore nus, par terre. La routine, oui. Mais leur routine. Il l’aime, cette routine. Parce qu’il aime Camille.

Il sait qu’il a merdé. C’est presque lui, finalement, qui a poussé Camille dans les pattes de Ian. Avec ses idées que la routine, ce n’était pas un truc pour eux. Qu’ils étaient au-dessus de ça. Un couple moderne. Il n’a pas voulu entendre que la fidélité, c’était quelque chose d’important pour Camille. La vérité, c’est qu’il avait la boule au ventre à cause de cette putain de différence d’âge. Angoissé à l’idée que Camille s’ennuie et le quitte un jour, il a préféré l’emmener vers d’autres horizons. Et ça n’a que trop bien fonctionné.

Et la fille de Baby Clean qui demande quoi faire. Debout face à lui, quasi nue sur ses talons perchée, son plumeau de travelo à la main, elle doit vraiment le trouver bizarre, lui, immobile et sordide, avachi sur son canapé. Il voulait lui servir un verre, qu’en a-t-il fait ? L’idiot, il l’a bu. Il a honte. Il se trouve ridicule.

Il doit se ressaisir. Si la fille flaire le coup fourré, elle va se barrer, ni plus ni moins. Il la fait mettre à quatre pattes, pour la rassurer et jouer son rôle de pauvre type frustré. Bien sûr que c’est un pauvre type. Un sacré pitoyable pauvre type. Pas le genre qu’elle imagine, sans doute, et alors ? Il n’est pas un pauvre type comme les autres. Quelle gloire. Ce n’est pas ce qui le réconfortera.

La fille le regarde avec mépris. Il a envie de pleurer. Pour occuper la fille, il lui fait passer l’aspirateur. Le salon est vaste, de quoi trouver le temps d’élaborer la meilleure stratégie pour la ramener dans la cuisine. Plus que quelques minutes. Il pourrait lui proposer un verre, finalement. Elle irait en chercher un dans les placards du bas, face à la baie vitrée. Et puis, il lui crierait de prendre plutôt un de ceux qui sont dans la boîte, tout en haut, au-dessus de la hotte. Elle monterait sur un tabouret. En équilibre et en talons, ça prendrait un certain temps. De quoi satisfaire Ian. Camille sortirait à ce moment sur la terrasse, comme toujours, à cette heure-ci, pour fumer sa cigarette. Le flagrant délit serait constaté. Cette aventure serait terminée.

Ça fera l’affaire. Il faut que ça fasse l’affaire.

Il tremble à cette idée. Un soubresaut agite tout son corps. Il se sent fiévreux à imaginer Camille de nouveau sous ses doigts. Sa peau, ses lèvres. Il bouillonne. Il oublie la fille et ne pense pas à taire l’effervescence qui l’envahit. Il ne voit pas s’élever, au-dessus de lui, menaçant, le manche de l’aspirateur.

Affalé, le corps comprimé contre le sol, il aperçoit vaguement la fille qui l’enjambe et disparaît.

Camille. Alors que le plafond devient de plus en plus flou, il ne pense plus qu’à lui.

Camille. Va-t-il revenir ?

Camille. Il ne peut pas vivre sans lui.

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