#6 De l’usage jusqu’à l’écoeurement de l’adjectif « gourmand »

15 avril 2011
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Trop de gourmand tue le gourmand

Il y a des usages de la langue et des mots qui parfois nous énervent, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Sur ce plan-là, je dois avoir un problème avec ce qui évoque la nourriture, puisqu’il y a quelques années, alors que fleurissait une chanson française trentenaire autour de Vincent Delerm, Jeanne Cherhal, Keren Ann et Benjamin Biolay, l’emploi à tout va de «chansons/chroniques/textes/histoires doux-amer » me hérissait. Tout était doux-amer, tout était dans un entre-deux un peu mou, mi-nostalgique mi-amusé, où cet adjectif composé devenait un tour de passe-passe facile pour agir directement sur l’auditeur en éveillant un autre de ses sens. Paradoxalement, c’est l’époque où je découvrais Colette et où la saveur des mots et de la langue prenait réellement tout son sens : lisez, relisez, abusez des pages ensoleillées de La Maison de Claudine et de Sido. Un vrai bonheur… gourmand !

Et justement, c’est bien cet usage de « gourmand » qui me hérisse aujourd’hui et que l’on retrouve à la fois comme une facilité journalistique et comme stratégie commerciale : café gourmand, cosmétiques gourmands, parfum gourmand… Rien de plus facile, si vous avez envie d’associer à peu près n’importe quoi avec l’idée du plaisir gustatif, que d’utiliser un adjectif au départ réservé pour qualifier une personne. L’emploi n’est pas fautif cependant et notre ami le TLF nous indique bien une signification qui va dans le sens de ces emplois qui m’énervent : « Qui manifeste, qui exprime la gourmandise. » Cette signification est cependant noyée entre deux autres : celle d’une personne gourmande et celle d’une manifestation de volupté et de désir… Des lèvres gourmandes sont en effet des lèvres, passez-moi l’expression, qui sentent le sexe ! Ma copine Gigi et moi-même avons déjà évoqué ces relations entre sexe et gourmandise et je n’y reviendrai pas, mais je remarquerai seulement, qu’il y a bien, dans ce « gourmand » mis à toutes les sauces, une stratégie d’éveil du désir : la simple association entre un produit et cet adjectif crée un horizon d’attente pour le lecteur et surtout l’acheteur/consommateur qui sommeille en nous. Ainsi, on va préférer au « panier garni », trop connoté Loto de Noël de l’Amicale Bouliste de Triffouillis-les-Oies, « panier gourmand » qui désigne exactement la même chose, mais qui a l’avantage de travailler notre libido stomachale, tout en ayant ce je-ne-sais-quoi de plus distingué, comme si son petit cousin « gourmet » venait pointer le bout de sa langue. Il ne s’agit pas alors de vous faire miroiter des orgies de bouffe dignes du film de Ferreri – qui, en ce sens, ne pourrait être qualifié de « film gourmand » – mais de vous promettre du raffinement, des mets délicats, de privilégier, dans la gourmandise, la qualité à la quantité, qu’il s’agisse de nourriture ou de cosmétiques. C’est une véritable expérience que ce « gourmand », ajouté à tout va, promet : comme le « doux-amer » de la chanson française – et bien mieux qu’une chevelure baudelairienne – il doit vous inviter au voyage des sens, ravir non seulement votre palais mais votre être tout entier. Ce petit adjectif innocent se révèle être en fait un puissant psychotrope !

Mais alors, pourquoi tant de délectations m’horripilent ? Peut-être parce que c’est un usage facile, trop facile, une belle étiquette, type « label bio », qu’on colle sur le produit et qu’on pense suffisante. Ben non. Parce qu’à force de lire partout, tout le temps la même chose, la même stratégie, le consommateur n’est plus alléché, mais un peu écoeuré. Crise de foie du langage stéréotypé, ce « gourmand » me laisse un petit goût doux-amer…

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One Response to #6 De l’usage jusqu’à l’écoeurement de l’adjectif « gourmand »

  1. 27 avril 2011 at 22 h 07 min

    En même temps, c’est un mot si joli :)

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