#6 Je bande donc je suis, épisode 4. Jean-Paul Sartre : Loué soit l’amour !

15 avril 2011
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La contingence n’est plus ce qu’elle était. Littéralement, elle signifie qu’une chose ou qu’un être aurait pu ne pas être, que son existence n’a rien de nécessaire (nécessaire dont elle est le strict contraire) ni pour soi, ni pour l’autre. C’est l’idée que chante Juliette Greco dans A Saint-Germain des prés : « Quand je te reverrai/ A saint Germain des Prés/ Ce ne sera plus toi/Ce ne sera plus moi… »

Lutter contre l’attachement corrosif, se constituer soi à l’endroit de l’autre non pas comme cet être unique qui circonscrit le champ du désir, mais au contraire comme celui ou celle qui l’ouvre à l’infini des possibles amoureux. Et qui provoque l’absence, la disparition mesurée de l’autre au profit de tous les autres. Tel est le projet existentiel et affectif que Jean-Paul Sartre propose – et impose – à la jeune Simone de Beauvoir en 1929. Entre eux, l’amour se résout à la manière d’un problème conceptuel. Il sera donc question de concepts : «amour nécessaire », concept de l’attachement paradoxal à l’autre, puisque il autorise toutes relations que l’on voudra hors du couple. Dans l’Invitée Simone de Beauvoir, donnera la condition psychologique de son acceptation à cette nécessité : « Elle s’enchantait égoïstement du plaisir de faire plaisir ». Effacement de soi ; s’effacer et ne pas se plaindre, surtout : car comment et pourquoi protester devant ce qui n’est que contingent, inessentiel : toutes les relations que Sartre et de Beauvoir entretinrent en dehors de leur relation nécessaire furent qualifiées de « contingentes ». Le « bail de deux ans » que Sartre proposa à Simone de Beauvoir en 1929 dura, après tout, toute leur vie. Loué soit l’amour ! Certes. Et de plus, tout plaisir est « égoïsme ».

Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Che Guevara, 1960, Musée Che Guevara (Centro de Estudios Che Guevara à La Havane, Cuba)

Le bail amoureux n’est pourtant pas un principe cynique. Il ne renvoie nullement à l’idée d’une tromperie consentie, d’un laisser-aller affectif. Il promeut au contraire l’ancrage de l’affectif, du passionnel même dans l’ordre de la cohérence existentielle. Il est liberté, et liberté vécue, éprouvée, non plus seulement au plan des principes, mais à celui des choix de vie. Lorsque, en 1930, Sartre proposa à Simone de Beauvoir de l’épouser, celle-ci fût épouvantée de la proposition ! Comme elle fut épouvantée en apprenant qu’elle était affectée, jeune professeur de philosophie, loin, très loin de Sartre, à Marseille.
Ce fut pourtant dans la distance, mais dans un pays qui symbolisait pour eux deux la liberté même, à savoir les Etats-Unis, que leur relation prit individuellement une nouvelle épaisseur.
Le 15 Décembre 1945, Jean-Paul Sartre s’envole pour les Etats-Unis. Il y est attendu par les représentants universitaires américains, mais aussi par Dolores Vanetti, dont il est tombé fou amoureux. Sartre s’installe chez elle et prolonge même son séjour : il écrira à Simone de Beauvoir en février 1946 pour lui annoncer qu’il recule la date de son retour au printemps. Nécessité et liberté : à son retour, raconte Annie Cohen-Solal , biographe de Sartre, de virulentes discussions, motivées par la jalousie, auront lieu avec Simone de Beauvoir. Celle-ci posera même la question « Elle ou moi ? ». Sartre répondra : « Je tiens énormément à Dolorès, mais c’est avec vous que je suis ». L’épreuve américaine aura consacré la nécessité de leur relation.
C’est en Amérique aussi, que Simone de Beauvoir connaîtra le plaisir. Non point seulement le plaisir intellectuel, mais le plaisir charnel. En 1947, dans les bras de Nelson Algren, auteur de L’Homme aux bras d’or. Avec lui, elle se livre : c’est la première fois qu’elle se sent femme : « Je me sens une femme dans les bras d’un homme, réellement et totalement, et ça veut dire beaucoup pour moi.» écrit-elle à l’auteur américain. Cet « amour transatlantique », pourtant, ne remettra pas en question la relation Sartre-Beauvoir : « Nelson, je vous aime, mais est-ce que je mérite votre amour puisque je ne vous donne pas ma vie?» écrit encore l’auteur du Deuxième sexe à son amant américain. Sa vie, elle l’aura donnée à Sartre, qui lui-même lui aura donnée la sienne. Etonnante convergence du désir, qui s’établit dans l’éloignement réciproque mais faussement réel des corps.
Présence à soi et à l’autre contre tout autre dans la réalité irréfragable de la liberté incarnée.

P.S. On pourra avoir une idée de la vie que mena Sartre en visionnant ce documentaire de 1967 dans lequel il est question du « Castor », surnom donné à Simone de Beauvoir. On y voit un Sartre désignant à quelques mètres de son appartement, la maison où vivait l’auteur du Deuxième sexe : si loin, si proche…

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