#5 « Ce que soulève la jupe », entretien avec Christine Bard

15 mars 2011
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La lecture stimulante de Ce que soulève la jupe donne envie de converser un peu plus avant avec l’auteure, qui répond pour notre plus grand plaisir.

Ana PhorikçaIl semble qu’il soit difficile de parler de la jupe sans évoquer le pantalon, et vice-versa. Vous publiez Ce que soulève la jupe en même temps qu’Une histoire politique du pantalon, comme deux volets. Y a-t-il quelque chose qui vous a surprise pendant votre recherche spécifique sur la jupe, ou est-ce que votre travail sur l’histoire du pantalon avait déjà tracé les grandes lignes de l’ouvrage?

Christine Bard : Je travaillais depuis des années sur le pantalon, ou plus exactement sur la peur de la virilisation des femmes, de l’effacement de la distinction des sexes, qui est une constante des discours antiféministes et lesbophobes. Ayant envie d’en faire une histoire sur la longue durée, de la Révolution française à nos jours, j’ai été frappée par la banalisation du pantalon pour les femmes dans la société française contemporaine, au point qu’il n’est plus possible de se « travestir » puisque les vêtements masculins sont devenus mixtes.
Les polémiques très significatives sur le vêtement des femmes ne se sont pas éteintes pour autant. Elles se sont déplacées sur des signes politico-religieux-identitaires (voile, burqa) et sur la jupe, qu’elle soit portée par des filles ou des garçons. Cela m’a donné envie d’écrire un petit essai sur la jupe en tant que « problème » : historiquement, la question de sa longueur surtout, puis celle de son caractère sexy, « provocateur », enfin, celle de son universalisation : la jupe pour les hommes.

Ana Phorikça : Dans Ce que soulève la jupe, vous parlez du vêtement féminin en général, pas seulement de la jupe. Peut-on dire qu’aujourd’hui elle est le symbole du vêtement féminin ? Ou bien est-elle la meilleure incarnation de la complexité du vêtement ?

Christine Bard : La jupe reste aujourd’hui en France un vêtement féminin. Sans doute moins qu’hier quand par métonymie, jupon ou cotillon désignait « la » femme… Sans doute la robe est-elle perçue désormais comme plus féminine que la jupe. La jupe pour les femmes a changé de statut. Elle n’est plus imposée mais généralement choisie, cela change beaucoup de choses. Sauf exceptions qu’il ne faut jamais oublier : je pense à toutes ces femmes qui travaillent dans le secteur tertiaire à qui l’on impose l’uniforme « féminin ». La jupe quand elle est choisie dénote souvent une recherche esthétique de « séduction féminine ». Avec la minijupe revenue dans le prêt-à-porter au début des années 2000, elle prend une allure sexy. Les femmes n’ont pas, dans l’ensemble, accompli une grande renonciation à la parure. Au lieu de les (nous) culpabiliser, demandons-nous pourquoi, recherchons ce qu’il y a de positif dans le fait de parer son corps et si la parure est belle et bonne, alors, militons pour sa généralisation… Il faut en tout cas admettre ce que la jupe représente : un vêtement ouvert, sensuel mais non protecteur. Elle crée une vulnérabilité érotisée.

Ana Phorikça : Vous rappelez que les fonctions élémentaires du vêtement sont « la pudeur et la marque de la différence des genres ». Parallèlement vous démontrez que le vêtement genré s’est accentué avec la Révolution française et l’imposition du pantalon pour l’homme. N’est-ce pas paradoxal ? Comment comprendre que cette bipolarisation du vêtement survienne en même temps que l’avènement de la démocratie ?

Christine Bard : Cela ne fait que confirmer ce que l’histoire des femmes avait déjà établi : les femmes sont exclues sur le plan politique. Certaines se battent pourtant pour la reconnaissance de la citoyenneté des femmes : on les accuse alors de ne plus êtres de vraies femmes, mais des viragos, des femmes virilisées, contre-nature… Et on les représente avec un vêtement masculin qui symbolise leur transgression. Tandis que le costume masculin connaît une évolution importante : son uniformité et sa simplicité – résumées dans le pantalon qui se généralise pour les hommes – portent les nouvelles valeurs : liberté, égalité, fraternité. Les femmes sont maintenues dans l’ancien régime porteur de valeurs aristocratiques (distinction, compétition, surinvestissement de la parure, valorisation de l’oisiveté, etc.).

Ana Phorikça : J’aimerais revenir sur la « part féminine » associée à la jupe. La revendication du port de la jupe par des femmes politiques ou par l’association Ni putes ni soumises est énoncée comme « un droit à la féminité », et cela pose problème, dites-vous, parce que ce n’est pas un concept « définissable ». Il s’agit davantage d’une « aspiration à une vie libre ». Pourtant, dans la troisième partie de votre ouvrage, « La jupe au masculin », il apparaît que les hommes hétérosexuels qui veulent porter la jupe avancent des arguments « féminins » : la jupe serait non violente pour Bruno Loodts, pour Raymond Schreiber, elle permettrait de revaloriser le féminin. De la même manière que le pantalon viriliserait la femme en lui donnant accès au monde masculin du pouvoir, la jupe féminiserait-elle l’homme en l’ouvrant au monde féminin ? Mais dans ce cas, comment définir ce monde féminin, cette part féminine ?

Christine Bard : Notons d’abord que la plupart des hommes en jupe n’envisagent pas la jupe comme une féminisation. Au contraire, ils estiment que la jupe est mixte, qu’elle est, dans de nombreux cas, masculine (le kilt écossais par exemple). Et les militants de la jupe pour hommes luttent d’ailleurs contre cette conception de la jupe féminisante : la reconnaissance de la masculinité, voire de la virilité de l’homme en jupe sera la clé du succès de leur entreprise. De la même manière que le pantalon pour femmes n’a été accepté qu’à la condition d’une adaptation, d’un compromis et d’une révision du discours sur « le pantalon-qui-virilise ».
Certes une minorité d’hommes en jupe apprécie et recherche l’effet de féminisation.
Parmi eux, des travestis, qui ne franchissent pas le seuil de l’aventure transgenre et transsexuelle. Ces hommes qui s’habillent avec une jupe féminine souhaitent généralement le maintien d’un système à deux genres et ont des idées bien arrêtées sur le féminin et le masculin. Ils n’ont pas non plus une bonne image du féminisme (des « camionneuses », éternelles victimes, qui méconnaissent le « girl power »).
J’ai découvert à travers les proféministes québécois des hommes qui portent la jupe par rejet du code viril, et qui recherchent ainsi une déstabilisation d’une société ordonnée par le sexisme et l’homophobie. Ceux-là ne tombent pas dans les clichés sur la différence des sexes, ils sont anti-essentialistes et partagent les analyses des féministes radicales.

Ana Phorikça : Vous êtes historienne du féminisme. Etes-vous féministe ?

Christine Bard : Oui je suis féministe et je tiens beaucoup à ce qualificatif qui a été tant dénigré, et qui l’est encore beaucoup, surtout en France. Il soulève beaucoup de peurs parce qu’il conduit à de profondes remises en question collectives et personnelles… J’essaie toujours dans mon travail et dans ce que fait l’association que je préside, Archives du féminisme, de montrer la diversité des féminismes, essayant d’être lucide, non complaisante, sur les difficultés, les limites des luttes féministes, mais aussi d’en montrer la force libératrice et l’efficacité, par exemple dans la conquête de l’égalité des droits. Et le féminisme n’est pas non plus seulement centré sur les questions sociales, c’est aussi une dynamique culturelle – intellectuelle, artistique…- qui a bouleversé les représentations et transformé les savoirs : voir le succès des études sur le genre depuis une trentaine d’années.
Mes deux livres sur le vêtement sont des livres d’historienne, mais ils sont inévitablement marqués par une certaine subjectivité. Comment aborder la question du vêtement en féministe ? Quels étaient les points de vue des féministes d’hier ? D’aujourd’hui ? Une pluralité de voix s’exprime dans ces livres, dont la mienne, par moments, par petites touches discrètes.

Ana Phorikça : Portez-vous des jupes aujourd’hui ? Si oui, dans quel esprit les portez-vous ? Vos recherches ont-elles modifié votre attitude vestimentaire ?

Christine Bard : Ce serait un peu long de faire ici une sorte d’auto-analyse vestimentaire… Je crois que si j’ai travaillé à la fois sur la jupe et sur le pantalon, dans un état d’esprit d’ouverture totale aux interprétations qui en sont données, c’est aussi parce que j’aime les deux vêtements, fermés ou ouverts, « féminins » ou « masculins ». Je vis avec mes humeurs changeantes, donnant plus ou moins d’importance à ce que je porte selon les moments. Le confort corporel dans des vêtements larges et l’allure cool qui s’est développée tout au long du XXe siècle sont très importants pour moi, mais je ne déteste pas les performances de féminité, qui me donnent la joie du déguisement. En fille de 68, j’aime la dimension ludique de l’habillement, je valorise l’originalité, j’admire l’excentricité (sans la pratiquer) et je défends la liberté et la diversité vestimentaire. Je pense aussi que l’égalité des sexes devrait progresser à un niveau symbolique et que le vêtement peut être un des outils possibles.
Si l’on dit que l’habit ne fait pas le moine, c’est justement parce que la tromperie est facile, fréquente… C’est un autre aspect fascinant du vêtement : se faire autre, échapper à des assignations identitaires… Les histoires de travesties me fascinent depuis longtemps : habillées en homme, elles vivent des aventures extraordinaires (voir le n° accessible en ligne de la revue Clio. Histoire, femmes et sociétés « Travesties, un mauvais genre » que j’ai codirigé avec Nicole Pellegrin). Le phénomène n’est pas si marginal quand on pense au destin de Jeanne d’Arc.

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