#4 Poils en couleur et en images : Barbe bleue de Catherine Breillat

15 février 2011
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©Flach Film

La Barbe bleue, brrr… ce conte m’a toujours fait frissonner. Terrifiant, le premier serial killer de notre enfance tient de l’ogre, de la Bête et du démon tentateur tout à la fois. Comment une pauvre jeune femme – jeune fille encore le mois passé – peut surmonter une telle rencontre ?

Point de sexe, de violence, d’images crues. Croit-on tout d’abord. C’est pour mieux nous attraper, mon enfant !

Retour aux sources
Cette fascination, la Jeanne-sans-Peur du cinéma français Catherine Breillat l’a connue, la connaît encore et nous la fait partager dans un téléfilm sorti en 2009.Barbe bleue marque un tournant dans l’œuvre de la réalisatrice, qui a toujours suscité la polémique. Pourtant ici, point de sexe, de violence, d’images crues. Croit-on tout d’abord. C’est pour mieux nous attraper, mon enfant ! Tous les thèmes chers à l’artiste sont en fait bel et bien là, dans un implicite qui les rend plus puissants encore. C’est le principe même des contes, les psychanalystes l’ont montré depuis longtemps : l’air de ne pas y toucher, ils « dépeignent sous une forme initiatique l’intégration du moi » tout en « traduisant l’inconscient collectif de la communauté qui les a sécrétés » (1). Les contes construisent les enfants, c’est bien connu, et on continue à leur lire, génération après génération, l’histoire d’enfants abandonnés, maltraités, dévorés… Catherine Breillat est donc allée chercher à la source les archétypes qui nous façonnent, et « qu’elle a toujours cherché à révéler » (2) : alors elle s’empare du cruel conte La Barbe Bleue de Charles Perrault, son préféré.

lustration de La Barbe Bleue de Charles Perrault par Gustave Doré, 1862

Mesdemoiselles, vous serez obéissantes et n’irez pas fouiner dans les affaires de votre époux, ou il vous en cuira.

Quel enseignement délivre-t-il ? Moult. Et pas que de jolies choses pour ces dames… Rappelons que les contes ont longtemps été de plaisants récits destinés à l’éducation des jeunes filles. La Barbe bleue est un conte d’avertissement : mesdemoiselles, vous serez obéissantes et n’irez pas fouiner dans les affaires de votre époux, ou il vous en cuira. La curiosité est un vilain défaut. Féminin de plus. Doublement vilain donc, et la peine de mort n’est pas de trop pour les jeunes femmes qui ont osé ouvrir la pièce interdite. Sept y sont déjà passées, la clé fée les a dénoncées auprès du Maître de céans. Pourtant l’héroïne de Perrault s’en sort grâce à « Anne, sœur Anne, ne vois-tu rien venir?». Le soleil daigne cesser de poudroyer et l’herbe de verdoyer pour laisser la place aux frères salvateurs. C’est une autre leçon de ce conte : on peut compter sur sa famille. Cette dernière leçon, si elle reste moins dans les esprits, n’est pas sans importance pour Catherine Breillat. Son adaptation en effet développe à parts égales le rapport familial et le rapport conjugal, tous deux traités sur le mode du conflit.

Du Breillat intime dans ce Breillat populaire
Son film rapporte deux histoires (voire trois ou quatre) en une : en premier lieu, à l’époque lointaine des calèches (« il était une fois… »), celle de Marie-Catherine et Anne, deux jeunes filles pauvres chassées d’un couvent à la mort de leur père. Ce récit cadre montre une cadette originale qui n’a pas peur de s’unir au sinistre sieur Barbe Bleue, alors que l’aînée est une adolescente révoltée par son sort. Cette première fiction est l’adaptation du conte proprement dit. Un deuxième récit est inséré, celui de Catherine et Marie-Anne. Ces deux petites sœurs sont dans un grenier aux accents merveilleux d’interdits, en train de lire et de commenter le conte de Barbe Bleue. Plus précisément, la cadette lit au grand dam de l’aînée qui ne tient pas à écouter cette histoire effrayante : « Je suis sensible, moi. » Or ces deux petites filles ne sont autres que la projection de Catherine Breillat enfant avec sa sœur aînée Marie-Hélène (l’imbroglio des prénoms fait mal au crâne, je vous l’accorde), qui prenait un malin plaisir à faire pleurer sa sœur en lui lisant cette histoire, avant de pleurer à son tour, mais pas en premier – revanche certaine d’une cadette sur son aînée. Le tissage est complexe et savant, et prend le spectateur dans son filet sans autre forme de procès. L’interaction cinéma et littérature, chère à la réalisatrice qui est aussi écrivain, contribue à l’envoûtement : c’est le texte de Perrault qui est lu par les petites filles en intégralité, alors que certains dialogues sont mis dans la bouche des protagonistes de la première fiction.

Un résultat effrayant à souhait.
Malgré le petit budget du film, la peur est là. Catherine Breillat a le génie du détail. Je ne résiste pas à l’envie de vous raconter la première séquence : le générique défile sur un retable qui montre une femme en gloire, un masque (une tête décapitée ?) sous les pieds, deux armures ou corps sans tête de part et d’autre, sur un fond bleu royal parsemé de lys d’or. En fond sonore, un Kyrie Eleïson programmatique (« Seigneur, prends pitié »), que l’on finit par découvrir comme émanant d’une chorale de jeunes pensionnaires chez des religieuses. Sœur Barbe ( !) vient chercher l’une d’elle, mais alors que la Sœur commère sait toujours tout, elle reste obstinément silencieuse. « Le mensonge par omission est un péché », mais tant pis ! Anne (car c’est elle) est conduite chez la Mère supérieure, qui trône sous un tableau de l’Annonciation. La religieuse se plaint du retard de la cadette : « on ne peut pas faire des miracles avec les mauvaises herbes »… On n’a pas encore eu le temps de trop comprendre qui était qui, à quelle époque on était, et encore moins le fin mot de cette convocation, qu’un premier insert nous envoie ailleurs. Deux petites filles des années 50 sont filmées en plongée du haut de l’escalier qu’elles gravissent prudemment en discutant sur l’interdiction (« Tu crois qu’on a le droit ? – Personne n’a dit que c’était interdit ! »). La cadette mène la danse et ouvre la porte du grenier à l’aide d’une petite clé au ruban bleu, bien sûr, et pénètre dans « un endroit extra-ordinaire » (ainsi détache-t-elle le mot). S’ensuit un retour brutal chez la Mère supérieure, qui annonce la mort du père et la déchéance des deux jeunes filles. La calèche qui les ramène chez leur mère passe devant le château de Barbe bleue… Ite missa est. Tout est là : mensonge, interdit, hypocrisie, merveilleux, innocence, transgression, mort, famille, malheur, gloire, jusque dans les symboles des noms, des couleurs et des tableaux.

Voir, être vu, ne pas voir, ne pas être vu, c’est tout le dilemme que propose La Barbe bleue

L’ambiance est lourde. La bande son est quasi muette, si l’on excepte ce lugubre Kyrie Eleïson qui se chante par trois fois. Quelques bribes de dialogue, quelques souffles rauques (Barbe Bleue) ou halètements essoufflés (la cadette). Des costumes de maître magnifiques qui pèsent (Barbe Bleue vêtu comme le François Premier de Clouet, la cadette dans le costume de la Vierge du maître de Moulins), un château couvert de tapisseries près d’un lac en automne, les feuilles jaunies des bois… Et ce face à face d’un acteur énorme – Dominique Thomas, et d’une frêle et sauvage adolescente – Lola Creton.

©Flach Film

Leur première rencontre est sublime : lui est assis –affalé serait plus juste – contre un tronc, filmé en plongée, elle est debout, en contre-plongée (très souvent, dans le film, les rapports de force sont traduits par le jeu de la caméra en plongée contre-plongée.) «Et leurs yeux se rencontrèrent » (3). Elle se désole : « c’est comme si je n’existais pas » ; lui se lamente : «On me regarde comme un monstre. Je m’en rends bien compte et à force je deviens un monstre.» Voir, être vu, ne pas voir, ne pas être vu, c’est tout le dilemme que propose La Barbe bleue, et que symbolise une magnifique scène d’amour (complètement sans sexe, vous pouvez regarder !) sous une éclipse du soleil. Ne pas aller voir, c’est l’épreuve à laquelle est soumise notre héroïne, lorsque la Barbe bleue lui remet la petite clé du petit cabinet des horreurs interdites : à l’inverse de la Genèse, c’est l’homme qui est le tentateur de la femme. Dans ce petit cabinet, la jeune fille accède à la connaissance, celle du mal qui est en son époux… « D’abord elle ne vit rien. » Traduisez : « d’abord elle ne comprit rien » (au siècle de Perrault « voir » signifie aussi « comprendre »). Puis elle voit la mare de sang, dans laquelle se reflètent les femmes suspendues et égorgées… et elle comprend. Le symbole de la défloration est aussi évident qu’il est perçu comme violent. « Initiée par le spectacle sanglant, la femme est désormais différente, informée, marquée », mais aussi « éclaboussée par la souillure » (4). Significativement, le sang ne peut s’effacer de la clé. Le retour à l’état d’innocence n’est pas possible. N’est pas aveugle qui veut.

Breillat reste Breillat !
Quand le trousseau de clés apparaît, on voudrait fermer les yeux, et on ne peut pas. C’est ce paradoxe qui intéresse Catherine Breillat : connaître l’histoire augmente l’excitation par le jeu du plaisir et de la peur par anticipation, voire « de nos obscurs désirs de faire peur » (5). L’interrogation des relations homme-femme est portée à son paroxysme dans ce conte fantastique : le désir côtoie l’hostilité, l’attraction est mêlée de répulsion.
Si les contes sont constamment réactualisés, s’ils restent ainsi vivants en se faisant « le miroir de l’âme d’un peuple » (1), que nous dit la Barbe bleue de Catherine Breillat sur notre âme aujourd’hui ? Pour la réalisatrice, le conte questionne « le rapport entre la victime et le bourreau, qui est l’essence même du couple ». Les personnages sont pétris de paradoxes : Barbe bleue semble déchiré de voir son rêve de pureté raté et de devoir tuer sa jeune épouse, mais ne peut résister à son désir destructeur – « Il faut mourir, Madame, tout de suite. ». Serait-il moins bourreau que victime ? C’est ce que semble dire la réalisatrice en le mettant à la place du Christ lors du repas de la partie de campagne, où l’on reconnaît la Cène de Vinci.

©Flach Film

Il serait alors la victime de lui-même, impuissant à ne rien garder intact. Sa très jeune femme est à la fois colombe et aigle, alliant l’innocence de la vierge à l’orgueil de devenir la très riche maîtresse d’un château, et celui d’avoir dépassé son aînée. Elle a certes le beau rôle de la Vierge, plusieurs fois souligné, mais d’une vierge qui préfère les hommes une fois morts : c’est le sens de son adieu à son père, et ce que suggère le plan final, véritable citation du tableau de Cranach l’ancien, Judith et Holopherne. Son aînée, Anne, est tour à tour haineuse et aimante, révoltée et conformiste… « Elle ne sait pas ce qu’elle dit, elle est malheureuse », déclare la cadette. Le problème de la maîtrise de soi passerait-il par la maîtrise, au moins symbolique, de l’autre ? C’est peut-être le sens de la fin de la fiction enchâssée des deux petites filles, pour le moins surprenante.

©Flach Film

Puisque c’est la loi du genre dans les contes, Catherine Breillat, encore très petite fille à soixante ans passé, propose une revanche des traditionnellement plus faibles. Le film dénonce la précarité de la condition féminine, en offrant au choix à ces deux jeunes filles pauvres, le couvent ou le métier de dame de compagnie : « Une vie de morte vivante » s’indigne l’aînée. Alternative : le mariage arrangé, avec un inconnu, forcément monstre. Mais ici la vierge aura raison du géant, décapité à sa place, renversant le schéma traditionnel de l’image masculine et dominatrice. C’est aussi un film à la gloire des cadets, qui passent de l’ombre des jupes des aînées à la lumière de leur propre identité. Les deux cadettes mises en scène prennent le pas sur leur aînée à force de détermination, affirment leur autonomie, qui passe par l’acceptation de la jalousie, du manque, de l’amour, de la peur de la mort aussi. C’est loin d’être simple, trois pages de Perrault revisitées par Breillat, mais c’est beau.

Téléfilm de 2009. Disponible en VOD uniquement, sur ARTE ou Univers Ciné

(1) Marc Alain Descamps, Psychanalyse des contes de fées http://www.europsy.org/marc-alain/contedefee.html
(2) Jean François Rauger « La malédiction du féminin » (dossier de presse de la Cinémathèque de Paris)
(3) Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale. Cette phrase est repris en titre d’un essai de Jean Rousset sur la rencontre amoureuse en littérature
(4) Catherine Velay Vallantin, « Barbe Bleue, le dit, l’écrit, le représenté »
(5) Catherine Breillat, Note d’intention

Pour aller plus loin…

Le mystère d’une couleur, ou l’histoire d’un contresens
Mais pourquoi la barbe de cet homme est bleue ? Elle participe au mystère et à la monstruosité du personnage, certes. C’est un conte merveilleux d’accord. Mais quand même ? Et bien, mes enfants, ce serait une bête histoire de classes sociales ! On se représente la Barbe bleue comme un seigneur, à tort. Le texte de Perrault parle d’un « homme », immensément riche, oui, mais pas gentilhomme. Au XVIIe siècle, le détail est d’importance. Il possède plusieurs maisons, mais pas de château. Pour faire vite, s’il a la barbe de la bonne couleur, son sang lui n’est pas bleu, ce n’est qu’un roturier. Une autre preuve ? Il tue ses femmes avec un coutelas, arme du manant, et non avec une épée. Circonstance aggravante : les deux sœurs du conte sont des « dames de qualité », elles. La petite Marie Anne a beau s’offusquer dans le film : « un dame de qualité, ça ne peut pas être pauvre !», la réalité de l’époque montre le contraire. On comprend dès lors que toute cette affaire est une sombre histoire de mésalliance, et que la Barbe bleue ne pouvait que mal finir. On ne mélange pas les torchons et les serviettes impunément.
Source : Catherine Velay-Vallantin, « Barbe Bleue, le dit, l’écrit, le représenté » in Romantisme n°78, 1992

Pourquoi LA Barbe-bleue ?

Le psychanalyste Marc Alain Descamps voit dans ce féminin une référence à la femme à barbe, voire à la mère phallique agressive et dévorante. La fauteuse Lily de la Verrière explique : « On peut débattre longuement sur le sexe de Barbe-Bleue, le comportement du bonhomme est beaucoup plus proche de la mère castratrice que du mari abusif. Il interdit un truc, comme Môman le ferait, et sa femme, qui ressemble joliment à une petite fille en sa présence, fait sa bêtise et va être punie pour ça. Durement, certes, mais le message de Barbe Bleue reste tout de même : la curiosité est un vilain défaut et quand on a dit non, on a dit non ! La Barbe Bleue pourrait donc être envisagée comme un transfert de figure parentale (comme la fée dans Peau d Âne, qui devient une figure maternelle de remplacement pour protéger la princesse), qui serait un hybride atroce entre une hyper virilisation (barbasse, poils, homme des cavernes, baffe dans la gueule, tout ça) et du féminin larvée (LA barbe-bleue) qui représenterait la mère abusive. En fait, Barbe Bleue serait une sorte de couple parental hybride, monstrueux et très violent. » Dans le film de Breillat, la petite fille du récit enchâssé fait écho à cette double sexualité de la Barbe Bleue : lors d’une discussion avec sa sœur sur ce qu’est l’amour et le mariage, elle veut absolument qu’il y ait une ogresse !

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