#23 L’impuissance du langage : les Contes des quatre saisons d’Eric Rohmer

15 mars 2013
Par

« Ô saisons, Ô châteaux / Quelle âme est sans défaut ? »

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer.

 

« Car la vie, en changeant, fait des réalités avec nos fables. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur. 

 

Le cinéma d’Eric Rohmer est sériel et anti-métaphorique. Ces deux caractéristiques ne sauraient assurément en épuiser le sens ni même prétendre à une quelconque valeur définitoire, tant le champ réflexif ouvert par l’ensemble des 27 films (hors moyen métrages) tournés par Eric Rohmer demeure vaste : espaces vivants, parlants et agissants de l’infini de la pensée, sur grand écran.

Précisons toutefois.

La série des Contes des quatre saisons qui s’inaugure en 1990 avec le Conte de Printemps et se clôt en 1998 avec Le Conte d’automne articule, sous la diversité apparente des situations, deux items récurrents de film en film : le caractère ambigu du langage et la confrontation directe de tous les personnages avec le hasard et leurs propres latitudes d’action, leurs propres libertés.

C’est ainsi bien de la liberté qu’il est question dans le Conte de Printemps (1990) : Jeanne, professeur de philosophie en région parisienne, décide de se rendre à l’appartement de son compagnon, Mathieu, absent pour plusieurs jours. Découragée par le désordre qui y règne, elle se résout finalement à retourner chez elle. Or, elle avait oublié qu’elle avait confié les clés de son appartement à une amie qui a déjà investi les lieux. De guerre lasse, elle s’apprête à regagner l’appartement de Mathieu lorsque le téléphone sonne : on l’invite à se rendre à une crémaillère le soir même. Hésitante, elle accepte néanmoins l’invitation.

Ce rapide résumé du début du film permet de procéder à la mise en place de son contexte métaphysique : le personnage de Jeanne figure en effet l’incompatibilité entre la conscience d’un personnage dont la volonté est contrariée et sans cesse remodelée par une série d’obstacles extérieurs à sa conscience (l’appartement occupé, le coup de téléphone inattendu) et les événements extérieurs et objectifs. L’intime et l’extime se confrontent et cette confrontation sera même thématisée dans le dialogue, lorsque Jeanne, pendant un déjeuner, devra préciser le sens de la notion de liberté chez Kant :  puissance de commencer par soi-même un état qui ne dépend d’aucune cause extérieure. Or, c’est précisément en vertu de causes extérieures multiples (la rencontre de Natacha lors de la crémaillère, laquelle lui présentera son père Igor) que Jeanne est amenée à préciser la définition kantienne de la liberté , ainsi mise en abîme.

De ce point de vue, force est de mettre en parallèle le sort de Jeanne avec celui de Gaspard dans Conte d’été. Arrivé seul à Dinar, Gaspard, étudiant taciturne en mathématiques, rencontre tour à tour trois filles : Margot avec qui il nouera une amitié ambiguë, Solène la déterminée et Léna dont il est amoureux mais qui ne ressent probablement rien pour lui. Trois « filles », trois amours possibles ou impossibles entre lesquels Gaspard ne se résoudra pas à choisir. Ayant donné aux trois simultanément rendez-vous à Ouessant, Gaspard, pris au piège de sa propre irrésolution et des revirements de situation, choisit finalement de ne pas choisir et décide, suite aux trois appels de confirmation du rendez-vous de ses « conquêtes » (mais peut-on les nommer ainsi, lui qui n’a pas vraiment décidé de les séduire?) d’écourter ses vacances et de rentrer à Brest. Gaspard ne renvoie pas seulement aux figures traditionnelles d’irrésolus dont Aristote dessinait les linéaments dans l’Ethique à Nicomaque lorsqu’il analysait l’homme « incontinent » en proie à l’akrasia (autrement dit en proie à une faiblesse de la motivation). Il suggère aussi une catégorie d’être chez lesquels une certaine positivité de la raison est à l’oeuvre et découvrant par elle leur situation d’existants sommés de choisir, donc, déjà, d’amender une certaine part de leur liberté. Ainsi le « libertin » que met en scène Pascal (Fragment 233 de l’édition Brunscvicg, le fameux épisode dit du « pari ») tentant de résister à la sommation de choisir entre l’existence et la non-existence de Dieu et contestant ceux qui se sont soumis à cette alternative :  « …je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix… »

Refusant tout choix afin de créer, artifice moral dont les effets existentiels et réels reconfigurent néanmoins l’ensemble de la situation dans laquelle ils sont plongés, les personnages des Contes des quatre saisons incarnent alors le partage entre l’univers de la conscience qui se déploie dans l’ordre de l’imaginaire (et qui constitue le marqueur d’un certain « délire » consistant à nier le réalité de la situation) et l’univers des événements (qui s’enchaînent implacablement, sans plus laisser aucune marge de manœuvre aux personnages). Dans ce contexte, l’incertitude est leur sentiment prévalent : ignorants de ce qu’ils doivent faire ou espérer, ils se résolvent finalement à faire ou à espérer malgré tout, sans boussole affective précise. Félicité, dans les Contes d’hiver, ne fait pas exception qui pourrait faire sienne ce qu’écrit Pascal, à nouveau :

« S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion ; car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est certain. » (Fragment 234) 

Tout commence pour elle (et tout semble s’achever)lorsqu’elle commet un lapsus sur le quai de la gare : elle donne à sa rencontre d’un été, Charles, une adresse erronée : elle habite bien avenue Victor Hugo. Mais à Levallois et non à Courbevoie. A cause de ce lapsus, elle ne reverra plus Charles, dont elle a eu cependant une fille.

Cinq ans plus tard, tandis qu’elle hésite entre deux autres amants, elle entre dans une église, à Nevers, parce que sa petite fille en voudrait découvrir l’intérieur. C’est alors que le premier miracle, miracle intérieur, se produit : elle sait. Elle sait, de toute la force de son âme qu’elle retrouvera Charles, malgré la très faible probabilité de ces retrouvailles. Retournant alors précipitamment à Paris, elle se voue corps et âme à ces retrouvailles futures, tandis que tout son entourage, interloqué et sceptique, tente de lui faire renoncer à cette espérance qui paraît vaine (Charles devait se rendre cinq ans plus tôt aux Etats-Unis, et rien ne garantit qu’il soit de retour). Félicité, alors, incarne au plan existentiel le pari de Pascal : elle accepte de sacrifier le certain à l’incertain, « parce que si je retrouve Charles, dit-elle, ce sera une chose tellement magnifique, une joie tellement grande, que je veux bien donner ma vie pour ça.  »  Pascal :

«  … vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de gain et de perte. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. »

Félicité joue et gagne : elle retrouve finalement, par hasard, Charles, dans un bus, à Paris. Le discours, comme pour Gaspard, comme pour Jeanne, est demeuré inopérant face au fait, à commencer par ce fait indescriptible du point de l’intelligence qui analyse, dissèque, ordonne les bons et les mauvais motifs d’actions. Seul a prévalu l’acte, comme si la dichotomie des raisons d’agir et de l’acte proprement dit était définitivement marquée, et les raisons d’agir finalement plus irrationnelles que l’acte en apparence impulsif et injustifiable.

C’est au même principe de la « machination » manquée et du hasard inespéré que répond Conte d’automne, tourné en 1998.

Magali, veuve de quarante-cinq ans souhaiterait rencontrer un homme qui corresponde en tous points à ses choix de vie (elle est viticultrice en Ardèche et se veut une femme libre jusqu’à l’excès). Son amie Isabelle, libraire dans la Drôme, décide, afin de l’aider, de passer à son insu une annonce matrimonial pour elle, et se fait passer pour Magali lors du premier rendez-vous avec le représentant commercial venu de Montélimar qui a finalement été retenu. L’apprenant, et même si l’homme correspond en tous points à ses attentes, Magali est scandalisée : on a donc voulu lui « forcer la main » et instrumentaliser le hasard.

La fin suspensive de Conte d’automne (qui ne dévoile rien des choix ultimes des personnages : Magali reviendra-t-elle finalement sur sa décision de ne pas poursuivre cette relation « machinée » par Isabelle) constitue en soi une orientation morale : elle renvoie au principe d’autonomie des personnages de l’ensemble de la série qui pour auront in fine, par la fuite, la ferveur d’une croyance, le refus d’une relation organisée par d’autres, mis un terme à l’ordre du discours et du raisonnement et imposé l’acte existentiel que constitue leur liberté. A ce titre, ils sont bien tous l’envers de la figure imaginée par le moine philosophe Buridan, celle de l’âne ayant faim et soif à la fois, mais qui ayant à sa disposition avoine et eau ne sut déterminer dans quel ordre il devait satisfaire ses besoins et finit par mourir de faim et de soif, tué par le raisonnement sans fin qui devait pourtant lui permettre de définir le meilleur choix.

De ce point de vue, la série des Contes de quatre saisons insiste sur cela que la vie seule et non le logos (la parole, le raisonnement) sont à privilégier. Sa « morale » est ainsi proustienne : Proust qui ne cesse tout au long de La Recherchedu temps perdu d’insister sur l’aspect de malléabilité et d’auto-résolution de la vie en elle-même et qui signale l’impuissance du raisonnement à dénouer certaines situations que rien, en apparence (c’est là l’illusion mélancolique du langage) ne peut résoudre.

Joie résolutive de la vie contre torpeur spleenetique du verbe raisonneur : telle est l’antinomie sous-jacente à laquelle pourrait renvoyer l’ensemble des quatre films.

 

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