À force de vous laisser bercer par la routine du like, du partage ou du statut, vous avez peut-être cessé d’explorer Facebook et ses merveilles. Vous aurez sans doute alors échappé à un phénomène de grande ampleur apparu il y a à peu près deux ans : la chronique . Écrite principalement par des femmes, et surtout des jeunes filles, cette nouvelle forme de récit, que Facebook classe dans la catégorie « Livre », entend raconter d’épisode en épisode les aventures d’une narratrice décidée à décrire ses malheurs de la façon la plus croustillante possible. Car l’une des caractéristiques de ces chroniques est de fonctionner à la demande : s’il n’y a pas assez de likes, l’auteur annonce qu’il n’écrira pas la suite. Cette tyrannie de l’auteur ne gêne pourtant pas les lecteurs qui likent tant et plus chacun des épisodes proposés.
Il faut dire que ceux-ci sont gâtés : photos criardes de stars du rap comme Nicki Minaj, clichés aux contours flous de bogoss ou encore images trop-mignooooonnes de bébés encadrées en rose, tout est fait pour plaire aux jeunes lectrices qui se délectent de ces récits de lycéenne. À cela s’ajoute que la langue n’est pas celle des livres, mais bien celle que pratiquent certaines adolescentes : verlan, argot, néologismes, mots d’origine étrangère, reproduction de l’accent des personnages même, tout est fait pour renforcer le caractère oral du récit. D’ailleurs, l’orthographe est celle des textos et des chats : phonétique, variable, et parfois carrément délirante. Pourtant, les leçons de français semblent avoir été retenues, et il n’est pas rare de voir apparaître quelques verbes au passé simple çà et là, comme égarés dans un champ de bataille. Enfin, toujours est-il que pour un non-initié, il faut souvent lire ces textes à haute voix, et plusieurs fois, pour tenter de capter un tant soit peu de quoi ça cause.
Fort heureusement, le fond n’est pas trop difficile à suivre, vu qu’il s’agit invariablement des infortunes amoureuses de jeunes filles en fleur.
Sauf que.
Sauf que parmi ces chroniques, il en est qui mentionnent le mot « tchoin ». Quézaco ? me direz-vous. Eh bien, une tchoin, chers lecteurs, est une fille légère, une fille sale, dixit une ado herself, en d’autres termes, une grosse teu-pu.
Donc, si l’on comprend bien, tchoin est un terme péjoratif, vulgaire, infâmant. Alors comment des jeunes filles peuvent-elles décider d’écrire une chronique où elles vont elles-mêmes se mettre en scène comme des tchoins ? Et en quoi consiste leur tchouinerie, si j’ose dire ?
C’est bien là que tout se corse. Tout commence inéluctablement de la même façon : les jeunes filles ont tout pour plaire, elles ont une famille aimante, des bestah à la vie à la mort, elles sont au lycée, mais elles s’ennuient et rêvent de l’homme de leur vie. Et puis, valeur suprême, elles sont vierges, ou en tout cas elles peuvent affirmer, à l’instar de la narratrice de la Chronique d’une tchoin qui veut revenir dans le droit chemin : « faut pas croire je suis une pute même si je suis pas vierge sa ne veut pas dire que voila c ouver pour tout le monde ». Ouf, l’honneur est sauf. Ces adolescentes sont certes travaillées par un désir constant, qui les fait fantasmer sur les abdos des beaux renoi et tysmey, mais elles sont pures comme l’agneau qui vient de naître.
Et puis un jour, tout bascule. Elles rencontrent le mec qui « est beau (…) allère intélligent et posé… PARFAIT » (Chronique De Shanna Une jolie fille devenue une tshoin). Il peut être le « renoi cheveau defrisé en mode mariage » de la Chronique d’une tchoin qui veut revenir dans le droit chemin ou le bogoss du fond du bus de la Chronique d’une Tchoin Forceuse.
Leurs yeux se rencontrent, leur petit cœur tendre bat la chamade et l’échange de 06 a lieu. L’attente du texto n’a rien à envier à l’attente près du téléphone des Fragments d’un discours amoureux, et enfin a lieu le rendez-vous au Mc Do du coin (option haute) au Grec (option basse). Le mec paie, il est galant – évidemment puisqu’il est parfait – et emballé, c’est pesé, ça finit sur la banquette arrière de la voiture du jeune homme. Ça, c’est dans le meilleur des cas. La jeune fille peut aussi inviter le garçon chez elle, et celui-ci peut même se révéler compréhensif, quand la fille lui annonce qu’elle a peur de l’« annaconda » du galant (on notera la qualité de la métaphore de la Tchoin forceuse) et qu’elle est encore vierge.
Et puis, ça peut aussi très mal commencer. Shanna, tellement love de Dylan, se fait violer par ce dernier ; la Tchoin trop dâr de la Chronique du même nom, elle, est victime d’une tournante. Se révoltent-elles ? Portent-elles plainte ? Non. Shanna commence par penser que c’est de sa faute en se disant : « POURQOI JAI PAS MI UN JEAN BIEN SERRÉ AU MAXIMUM UNE CEINTURE CERRÉ AU MAX , J’ai mi un jogging l’air de dir deshabille moi ca va allé vite », puis se confie au meilleur ami de son frère, qui au lieu de l’aider à porter plainte, la viole à son tour et lui interdit de dire quoi que ce soit, sans quoi il se chargerait de sa réputation dans la cité.
Quant à la victime de la tournante, elle explique bien que c’était un enfer, mais conclut : « j’avais pas de haine contre eux, je trouvais sa normal je voulais mm pas pleurer. » Pire, elle apprend que le nouveau de sa classe, « Franck, un boug normal sans plus quoi, ya mieu comme ya pire » a perdu son pucelage dans cette tournante. Commentaire d’une internaute : « LAAAAAAAAAAAH UUUUH LE DESTiiN FAii BiiEN LS CHOOZE !! »
Comment ne pas être consterné, comment ne pas avoir envie de hurler en lisant de tels récits ? Bien sûr, ceux-ci sont en partie fantasmés, et l’on peut espérer que la réalité soit moins sordide, mais ils témoignent – comme les commentaires qui les suivent – d’une certaine vision du monde, complètement désespérante. Les jeunes filles, embarrassées parce qu’elles sont perturbées par leurs hormones, présentent cela comme la preuve manifeste qu’elles sont intrinsèquement des tchoins. Quand elles sont victimes de viols et de violence, elles se considèrent comme responsables, et suggèrent encore une fois que c’est la marque de leur vice. Les hommes, eux, sont toujours absous : ils sont beaux, ils déclenchent des pulsions de désir, mais qu’ils frappent, qu’ils organisent des tournantes, ou qu’ils menacent de révéler à la cité tout entière que telle ou telle fille est une tchoin, ils sont presque toujours pardonnés par les jeunes filles elles-mêmes.
Alors que dire ? Que faire face à des gamines qui acceptent tout sans broncher ? Que faire devant ces midinettes qui rêvent du grand amour et se retrouvent dans des situations cauchemardesques ?
Chroniques citées
Chronique d’une tshôin trop dâr :
https://www.facebook.com/pages/Chronique-dune-tshôin-trop-dâr/138289472922026?fref=ts
Chronique d’une tchoin qui veut revenir dans le droit chemin :
https://www.facebook.com/pages/chronique-dune-tchoin-qui-veut-revenir-dans-le-droit-chemin/201342663260028?fref=ts
Chronique de Shanna, une jolie fille devenue une tshoin :
https://www.facebook.com/pages/Chronique-De-Shanna-Une-jolie-fille-devenue-une-tshoin/205595512830538
Chronique d’une Tchoin Forceuse :
https://www.facebook.com/pages/Chronique-Dune-Tchoin-Forceuse-/142164589195801?fref=ts
Pour tout savoir sur ces chroniques, allez voir l’excellent article « Je me leva et je téléphonit », les chroniques très Skyblog de Facebook, d’Olivier Clairouin, sur Slate.fr : http://www.slate.fr/story/54701/chroniques-facebook-skyblogs
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