#24-Montaigne et la vieillesse : du plaisir avant toute chose

15 avril 2013
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Les Essais de Montaigne, œuvre d’un homme vieillissant, atteint de la gravelle (c’est-à-dire de calculs urinaires), qui souhaite s’y peindre « tout entier et tout nu », dans une écriture vive, vivace, « à sauts et à gambades » dit-il lui-même, une écriture énergique qui vient se substituer au corps. L’essai III, 5 intitulé « Sur des vers de Virgile » s’ouvre sur le constat de sa propre vieillesse, sur un corps qui assombrit l’âme et ne le mène que rarement, difficilement, à la gaieté :

« Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement et le craint : il est à son tour de guider l’esprit ver la réformation : il régente à son tour : et plus rudement et impérieusement. Il ne me laisse pas une heure, ni dormant ni veillant, chaumer d’instruction, de mort, de patience, et de pénitence. Je me défends de la tempérance, comme j’ai fait autrefois de la volupté : elle me tire trop arrière, et jusques à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès, et n’a pas besoin de modération que la folie. »

Constat implacable d’une mort tapie qui se rappelle chaque jour un peu plus, mais l’ancien, comme nous dirions poliment aujourd’hui, refuse d’être sage. Trop sage. Et si son corps ne peut que difficilement lui apporter du plaisir (« Que je me chatouille, je ne puis tantôt plus arracher un pauvre rire de ce méchant corps. », dit-il), il s’en remet à l’imagination :

« Je ne m’égaie qu’en fantaisie et en songe : pour détourner par ruse, le chagrin de la vieillesse. Mais certes il faudrait autre remède, qu’en songe. Faible lutte de l’art contre la nature. C’est grand simplesse d’allonger et anticiper, comme chacun fait, les incommodités humaines. J’aime mieux être moins longtemps vieil, que d’être vieil avant que de l’être. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. »

Se déroule alors une longue réflexion sur la volupté, le sexe, la poésie, les relations entre hommes et femmes, à partir de quelques vers de Virgile, érotiques, qui mettent en scène Vénus et Vulcain dans l’intimité de leur lit. Les livres, la poésie. Voilà le plaisir qu’il reste à Montaigne, voilà la volupté prête à réchauffer son esprit pour pallier les défaillances physiques. Parler de sexe, c’est encore un peu pouvoir en faire. Là encore, il refuse d’être trop sage et anticipe les reproches que l’on pourrait faire sur ses propos inconvenants, sur le fait de parler de sexe :

« Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne, et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir : et cela, nous n’oserions qu’entre les dents. »

Ce plaisir n’est pas un plaisir solitaire cependant : il le répète plusieurs fois dans ses Essais, il ne peut aimer, faire l’amour à une femme qui ne serait pas totalement consentante, de corps et d’esprit. Les prostituées, donc, très peu pour lui. Cet impératif de réciprocité est alors ce qui motive l’écriture de ce bel essai : s’il ne peut plus donner de plaisir, physiquement, aux femmes, il leur en donnera en esprit. Écrire sur des choses si lestes, c’est aussi pénétrer, sous forme de livre où l’on trouve des mots qui excitent les sens et l’imagination, dans l’intimité des femmes et, dans la solitude de la lecture, faire jaillir une étincelle de plaisir.

La vieillesse est subterfuge. Elle est volupté incandescente même éteinte. Elle est chemins de traverse.

(Que Montaigne me pardonne d’avoir modernisé son orthographe et sa ponctuation pour rendre plus accessible son texte à nos contemporains !)

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