#22-Road-trip à contresens : À Bord du Darjeeling Limited, de Wes Anderson

15 février 2013
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À Bord du Darjeeling Limited (2007) est l’exemple parfait du film road-trip : la notion de voyage, autant physique que personnel, est mise en avant dans le titre français (là où le titre original fait référence plus sobrement au train vedette du film, The Darjeeling Limited). Mais c’est aussi un film qui s’amuse à prendre le contre-pied du genre, à mettre en évidence ses codes et à les tourner en dérision.

Il n’y a qu’à le comparer à Mange, prie, aime (Eat, Pray, Love – 2010). On part avec les mêmes ingrédients : des personnages américains aisés partent sur les routes d’un pays étranger et de préférence bien exotique à la recherche d’une épiphanie qui les sauvera de leur ennui/crise existentielle. Dans Mange, prie, aime, Julia Roberts incarne une femme mariée qui se rend compte brusquement qu’elle est bien malheureuse dans sa vie personnelle et professionnelle et elle décide de tout plaquer pour aller réapprendre la vie à l’étranger. Rien de moins. A priori, le film de Wes Anderson suit le même schéma : Francis (Owen Wilson), l’aîné d’une fratrie de trois garçons, entraîne ses deux frères, Peter (Adrien Brody) et Jack (Jason Schwartzman), sur les routes indiennes, à bord du train le Darjeeling Limited. Francis vient de frôler la mort dans un accident de moto et veut ressouder des liens familiaux rongés par des blessures et traumatismes passés qui restent encore à vif, emprisonnant les frères dans des schémas répétitifs et destructeurs qui prennent clairement racine dans l’éducation qu’ils ont reçue : confort matériel, mais insécurité émotionnelle permanente. Déboussolés par un deuil récent qu’ils n’arrivent pas à faire, ces trois frères se lancent dans ce voyage en quête d’une révélation, d’une réinvention personnelle. Francis le dit lui-même : « We have a chance to make this kind of life changing experience and I think we need it ».

Mais là où Mange, prie, aime explore cette recette thématique au premier degré, À Bord du Darjeeling Limited la tourne en dérision et en démontre l’artificialité. Pendant une bonne partie du film, Francis fait tout pour suivre à la lettre le petit guide du « voyage en terre exotique pour riches Américains désœuvrés en quête de rédemption », allant jusqu’à faire faire à son assistant un petit itinéraire plastifié qui, bien sûr, prévoit de faire passer les trois frères par tous les sites hautement spirituels de la région. Francis, Peter et Jack ne sont au final que des touristes de la spiritualité. Tout semble faux car forcé, de l’enthousiasme cliché de Francis (« Wow, right ! ») aux réactions mitigées et distantes de Jack et Peter (« Yeah… », « Amazing… »). Une scène l’exemplifie parfaitement : alors qu’ils assistent à une cérémonie religieuse en compagnie d’habitants locaux, Jack demande à ses frères s’ils ressentent quelque chose, si l’épiphanie est proche (« Do you think it’s working ? Do you feel something ? »), Peter lui répond qu’il l’espère, et Francis que oui, c’est obligé, obligé de réussir. C’est lui qui essaie désespérément de créer une communion avec ses frères, qui les entraîne sur cette voie ferrée, sur cet itinéraire tout tracé qui finalement perd les frères en cours de route. Le train se perd lui-même sur les rails, illustrant à merveille une évidence : l’itinéraire emprunté par les frères Whitman ne les mènera nulle part s’ils s’entêtent à le suivre.

Le film de Wes Anderson ne tourne finalement pas autour d’une quête spirituelle. Non. C’est une histoire de famille, une famille aussi dysfonctionnelle que celle des Tenenbaum (héros du troisième film d’Anderson), où la méfiance est de mise, tout comme le mensonge et la fuite. Cette famille vit autour d’un oxymore : elle est dans un déni perpétuel des émotions (les frères s’enfilent des médicaments indiens à tire-larigot pour planer pendant le voyage) et se balade pourtant avec ses plaies ouvertes, ses blessures à vif. Si pour les autres, le passé est du passé, il reste extrêmement présent chez Francis, Jack et Peter. Les rancunes sont tenaces, les mauvaises habitudes aussi… Pas étonnant alors que les frères en viennent aux mains à la moitié du film. Ils s’aiment mais sont incapables de l’exprimer ou de l’entendre, parce que chacun donne de la voix, mais sans jamais vraiment écouter les autres. En résultent cacophonie, bagarre et gaz lacrymo en pleine poire, ce qui les rend persona non grata à bord du Darjeeling Limited. Éjectés du train, ils se retrouvent sur le bord de la route, avec tous leurs bagages (réels et émotionnels), ne sachant plus s’ils doivent continuer leur voyage ou jeter l’éponge et reprendre l’avion pour les États-Unis.

Le film opère alors un tournant décisif : s’il n’y a pas de réelle épiphanie grandiloquente, il y a bel et bien catharsis. Une catharsis qui n’aurait pas pu avoir lieu si les frères ne s’étaient pas fourrés tout seuls sur les petites routes indiennes, hors des sentiers battus. Et cette catharsis permet enfin aux frères de se retrouver : chacun prend la place qui lui convient et n’hésite plus à s’exprimer, ce qui permet de mettre en route la guérison des blessures passées. Cette individualisation, au lieu de les diviser, les rapproche enfin et culmine dans cette scène discrète mais touchante où Jack et Peter préfèrent confier leurs passeports, de leur plein gré, à Francis parce que c’est mieux comme ça, leurs passeports sont plus en sûreté avec lui. Francis marque une pause et esquisse un léger sourire avant d’empocher les passeports. Émotion subtile mais sincère.

L’univers de Wes Anderson se construit autour de ces subtilités, ces petites touches qui sonnent juste et sont si importantes pour l’intrigue et les personnages. Un instant d’inattention, une petite phrase de Francis concernant son accident de moto, et toute une dimension de son histoire passe à la trappe. Les dialogues ne sont pas si nombreux que ça, les répliques restent assez simples et directes, ce qui laisse une place importante à l’action. C’est aussi à travers leurs actes que les frères Whitman se reconstruisent : quand les mots ne suffisent plus, les actes reprennent le flambeau. Les passages les plus forts du film se passent de mots. De mots, mais pas de musique !

La musique joue elle aussi un rôle central chez Wes Anderson, tout particulièrement dans ce film. Elle se fait encore plus présente, et elle n’est pas du tout choisie au hasard. Il n’y a qu’à écouter les paroles du « Strangers » des Kinks qui vous collent un frisson monstre durant un travelling sublime et scellent le lien renouvelé et renforcé entre les frères : « So I will follow you wherever you go / if your offered hand’s still opened to me / Strangers on this road we are on / We are not two, we are one ». La guérison s’amorce, le flash-back devient possible et permet ensuite, une fois terminé, de commencer à faire le deuil et à laisser derrière le passé.

La route est au centre de ce film riche et plus complexe qu’il n’y paraît, au rythme un peu étrange et tout aussi sinueux. Le voyage entrepris par Jack, Peter et Francis leur permet de faire le tri et d’abandonner derrière eux des bagages, familiaux et émotionnels, devenus trop encombrants, sans chercher cependant à effacer toute trace du passé. Le petit rituel du début refait son apparition à la fin : « Let’s go have a drink and smoke a cigarette ». Sur le même ton léger que cette réplique emblématique du film, il n’y a plus qu’à lancer une autre invitation : montez à bord du Darjeeling Limited, abandonnez toute idée d’itinéraire plastifié et laissez-vous porter, tout simplement.

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