Le quatorzième album de David Bowie, « Heroes » (1977), aurait pu s’appeler autrement. Les héros de Bowie le sont donc un peu par inadvertance, par un choix arbitraire. Il avait d’abord pensé à « Sons of the Silent Age », comme la quatrième chanson de l’album, celle qui a la lourde tâche de suivre « »Heroes » » (et qui s’en sort très bien, merci beaucoup). Et puis non, finalement c’est « Heroes » qui l’a emporté, pour une raison toute simple : c’était la seule chanson de l’album qui racontait une histoire. Des héros sans histoire, ça ne serait pas des héros.
L’album en lui-même n’a pas été pensé autour d’un concept, comme a pu l’être The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars avec le personnage de Ziggy qui porte l’album de bout en bout. Les chansons qui figurent dessus ont toutes été composées au jour le jour pendant l’enregistrement (sauf « Sons of the Silent Age », déjà écrite avant d’entrer en studio) ; ce sont pour la plupart des premières prises et Bowie a même trouvé certaines de leurs paroles alors qu’il enregistrait le chant. L’album est ancré dans le moment et dans une vague de créativité qui stimule et transporte, qui envahit le quotidien… C’est de cette créativité dont Bowie se nourrit pendant les enregistrements. Et d’un œuf crû par jour. Un régime radical qui correspond à son mode de vie de l’époque, qu’il décrit comme spartiate. Réfugié à Berlin pour tenter de se remettre de ses excès passés (mais pas si lointains que ça), Bowie cherche à se retrouver, à se recentrer en tant qu’artiste. C’est dans ce Berlin de la fin des années 70 qu’il compose son fameux triptyque berlinois auquel « Heroes » appartient : Low (1977), « Heroes » (1977) et Lodger (1979).
Bowie a besoin de ce côté radical qui le force à toujours explorer les limites, qu’elles soient musicales ou personnelles. Ça se révèle parfois destructeur, et il y a un peu de cette noirceur, de cette violence dans « Heroes ». « Sense of Doubt », la septième chanson de l’album, porte bien son nom : instrumentale, elle instaure un malaise immédiat, tenace, qui rend son écoute difficile car angoissante. À un moment on croit entendre le bruit des vagues, mais le martèlement du piano, le son envahissant du synthétiseur ressurgissent immédiatement, et puis il y a ce bruit qui apparaît en fond de temps en temps, comme un chuintement, comme une respiration difficile. Les paroles des chansons participent également à une certaine noirceur. Il y a toute cette violence sous-jacente, qui peut jaillir par surprise, sans prévenir : dans « Beauty and the Beast », Bowie nous assure que tout va bien, vraiment, pas de quoi s’inquiéter (« Nothing is wrong ») avant de nous balancer qu’en fait, il y a du massacre dans l’air et que quelqu’un pourrait bien se faire écorcher vif. C’est probablement cette violence sous-jacente qui pousse Joe the Lion à s’acheter un flingue d’occase et qui rend si silencieux les « Sons of the Silent Age ».
Et pourtant, il y a aussi quelque chose de jouissif dans la violence des images créées par Bowie, telles ces « lèvres qui tailladent ton visage d’un sourire » (« Your lips cut a smile on your face »). La noirceur se mêle à la liberté et à la rébellion : s’il y a du massacre dans l’air, c’est parce que souffle la protestation (« Protest on the wind »). Les héros des chansons de Bowie ne cherchent pas à être des modèles, au contraire, et ils font très vite le deuil de leurs bonnes intentions (« I wanted to be good / I wanted no distractions / Like every good boy should / My, my ! »), en dansant de préférence. Parce que « Heroes » est un album positif avant tout. Vous êtes envahis par le doute, l’angoisse vous dévore ? Jetez-vous dans la cage aux lions et dansez avec les fauves.
« Beauty and the Beast » ouvre l’album et donne le ton : difficile de résister à son rythme ultra entraînant qui s’empare directement des corps. Tenter de résister est futile, la chanson le dit elle-même, on ne peut pas dire non à la Belle et à la Bête. On ne peut rien refuser non plus à ce lion de Joe qui nous entraîne dans un bar, ni au Robin des bois de « Blackout » qui menace de se barrer en avion si on ne passe pas la nuit avec lui, sans parler du saxo et de la basse de « V-2 Schneider » et « The Secret Life Of Arabia » (qui nous fait le coup traître des clapping hands, comme si le rythme n’était déjà pas assez entraînant en lui-même). Il y a une poignée de morceaux plus calmes, comme « Moss Garden » ou « Neuköln », qui nous permettent de reprendre un peu notre souffle tout en continuant à voyager musicalement.
Une galerie de personnages nous accompagne dans ce voyage ; pour moi, ce sont eux les héros que le titre de l’album évoque. Ce sont eux qui lui offrent une cohérence, une consistance. Certains appartiennent au folklore, d’autres font référence à des artistes que Bowie admire, d’autres encore sont des héros anonymes, sans véritable visage, mais qui possèdent une voix et la font entendre. Parmi le silence des « Sons of the Silent Age » s’élève une voix pleine d’urgence (« Baby, I won’t ever let you go / All I see is all I know / Let’s take another way down ») qui clash avec le comportement fantomatique des autres personnages de la chanson et conclut le morceau sur une action passionnée : « Baby, fire away ! »
Ces héros anonymes, ordinaires, deviennent rois et reines dans « »Heroes » », un peu par hasard d’ailleurs. Bowie raconte s’être inspiré d’un couple qu’il voyait se retrouver sous les fenêtres du studio d’enregistrement, près du mur de Berlin, et à la façon dont ils se comportaient, on pouvait facilement en déduire que ces amants avaient une aventure. Leur rituel quotidien fait rire Bowie : ils se retrouvent sous l’une des tourelles du mur, bien en vue des gardes, alors que tous deux vivent du côté ouest, et Bowie en déduit que ce rituel est un moyen pour eux d’évacuer leur culpabilité en ayant l’impression de braver les limites. Acte de rébellion futile et illusoire. D’où l’utilisation de guillemets pour ces « héros » qui se croient pleins de bravoure, mais se tournent en fait en ridicule. On retrouve un peu de cette façade arrogante et légèrement agaçante dans le premier couplet, avec cette déclaration assurée, tout aussi assurée que la voix de Bowie : « I, I will be king / And you, you will be queen / Though nothing will drive them away / We can beat them, just for one day / We can be Heroes, just for one day ».
Mais le reste de la chanson montre une autre facette de ces « héros ». Ils ne se font aucune illusion sur eux-mêmes (elle peut être une sale teigne, et lui est un bel alcolo) et, s’ils trouvent leur force dans le sentiment amoureux, ils ne le glorifient pas pour autant (« ’Cause we’re lovers, and that is a fact / Yes we’re lovers, and that is that »). Il y a quelque chose de libérateur dans leur réalisme qui flirte avec le pessimisme : s’ils ne sont rien, ils se retrouvent hors de la société, hors des limites… Libres. Leur combat s’ancre dans le quotidien, il est à échelle humaine, parce que ce sont des héros humains, justement. C’est ce que martèle ce « just for one day » qui parcourt la chanson. Faire entendre sa voix, même le temps d’une seule journée, pour donner voix à la révolte : je me révolte donc nous sommes, comme le dit Camus. Aucune honte dans cette révolte ; elle appartient à l’autre camp, à ceux d’en face, aux oppresseurs. Cette lutte prend forme dans le rapport de force qui s’instaure entre la voix de Bowie et la musique. Plus la chanson avance, plus la mélodie s’intensifie, et plus il est difficile à Bowie de se faire entendre. La voix posée du début finit par crier, elle devient plus intense, rageuse, tendue. Sur le point de se briser, mais refusant de céder. C’est dans cette lutte que « »Heroes » » puise son incroyable force, sa puissance phénoménale qui vous agrippe et ne vous lâche plus. Ses héros sont de vrais héros, sans guillemets, parce qu’ils donnent de la voix pour nous inciter à donner de la nôtre, parce qu’ils refusent de se coucher face à la fatalité : « Though nothing, nothing will keep us together / We can beat them, for ever and ever ».
La vie secrète de cet album, pour reprendre le titre de la chanson qui le clôture, abrite une puissance créatrice et une énergie débordante, entêtante, violente et jubilatoire. Rien de mieux pour déjouer l’apathie et la déprime. Rien de mieux pour se remettre sur pieds et se remettre en route. En dansant, s’il vous plaît.
Voilà un article absolument passionnant! En grande fan de Bowie, je trouve ça tellement rare de trouver de la vraie matière, de vrais bon articles. Alors bravo et merci!
Merci vraiment pour ces mots, Scarlett! En grande fan de Bowie, ce compliment me va droit au cœur.