#19-Zodiac de David Fincher

15 novembre 2012
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C’est drôle quand même, c’est toujours le même dialogue. Je dis que j’adore David Fincher, on me répond « Ah ! moi aussi ! » ; je précise que son meilleur film, selon moi, c’est Zodiac « Ah ? je ne l’ai pas vu. » Pourtant (vous aurez compris) Zodiac, c’est son meilleur. Et pourquoi vous ne le connaissez pas, alors ? mais c’est le tueur lui-même qui le dit : l’histoire est « trop morbide ».

Vous en avez d’ailleurs entendu parler de cette histoire morbide : elle a inspiré à Don Siegel Dirty Harry (aah ! Clint…) et son tueur cinglé, Scorpio. Entre 1968 et 1970, sept personnes furent assassinées et une jeune femme enlevée dans la région de San Francisco, par un tueur qui se faisait appeler le Zodiaque dans les lettres codées qu’il envoya aux journaux.

Contrairement à Siegel, David Fincher nous raconte la « véritable » histoire : en fait, l’enquête vue puis menée par Robert Graysmith, à l’époque dessinateur de presse au San Francisco Chronicle. Celui-ci a suivi l’affaire auprès du reporter Paul Avery (Robert Downey Jr – ah ! que certains hommes vieillissent bien…), puis a mené sa propre enquête et apporté des preuves solides contre le principal suspect, Arthur Leigh Allen.

Fincher adopte dès le générique les codes du film d’enquête : après le premier meurtre, les cartons comptent le temps en heures, une caméra subjective suit le parcours de la 1ère lettre du Zodiaque en parallèle avec l’arrivée de Graysmith au journal, comme si chaque minute comptait et que leur rencontre devait être annoncée comme un moment fort. Sauf qu’en fait, non. La lettre codée sera ensuite distribuée, avec méthode et force recommandations, aux services de décodage de l’armée, et un professeur d’histoire résout l’énigme, avec son épouse en bigoudis.

En jouant ainsi avec les codes habituels du film d’enquête, Fincher introduit une dissonance qui donne le ton du film. Dès le troisième meurtre, on sait que l’enquête n’aboutira pas. L’inspecteur Toschi (Mark Ruffalo) explore la scène de crime, s’approche de nous, en gros plan, face caméra ; puis en contre-champ, il apparaît tout petit, contemplant l’avenue qui se déroule, en perspective, interminable. La musique aux cuivres, lancinante, ne laisse aucun doute, la lumière, le grain de l’image, non plus : le plan appartient déjà au passé, le temps et la ville ont happé le Zodiaque et lui ont permis de s’échapper.

Pourtant, l’inspecteur Toschi, ce n’est pas n’importe qui : on rappelle sans cesse dans le film qu’il a inspiré à Steve McQueen le personnage de Bullitt ; d’ailleurs il entre dans le film de la même manière : tiré du sommeil par une sonnerie et émergeant péniblement des draps. Mais là encore Fincher brouille les pistes : les superflics sont pris à rebours, englués dans le temps humain, les détails insignifiants, les embûches administratives ou matérielles. L’interrogatoire du principal suspect, à la moitié du film, quasiment une scène d’aveu, pourtant, ne débouche sur rien : on repart de zéro.

C’est que Fincher, aussi, ne s’amuse pas qu’avec ses personnages, mais surtout avec nous. Deux scènes sont des apex dans l’angoisse. Dans la première, nous sommes avec la victime, la femme kidnappée ; dans la seconde, avec Graysmith, l’enquêteur, chez l’ancien gérant d’un cinéma de quartier. Et malgré l’horreur des meurtres du Zodiaque, ici, point de crime. Dans la première, où le sadisme du tueur s’exprime presque exclusivement par la parole, la victime s’en sort, sans grand dommage. Dans la seconde, Graysmith, au bord du ridicule, s’engage dans une fausse piste et perd magnifiquement son sang-froid face à un semi-vieillard voûté.

Et petit à petit, les cartons indiquent des intervalles de plus en plus longs, les cheveux de Toschi et de Paul Avery grisonnent, les pistes se perdent. Le temps file et seul Graysmith (Jake Gyllenhaal), qui ne vieillit pas, essaie encore de l’attraper. « Vous allez l’avoir ! » lance-t-il à Toschi après une projection de L’Inspecteur Harry. « Ils font déjà des films là-dessus » lui répond le policier. Et la séquence suivante se situe quatre ans plus tard… Tout doucement, le temps a filé et le fil s’est perdu. En essayant ensuite de le rattraper, avec la patauderie d’un boy-scout qui a oublié de renouer ses lacets, Graysmith ne fait pas que nous donner à sentir l’épaisseur du temps, qui devient alors aussi tangible et réelle qu’une part de gâteau, il réhabilite aussi ces hommes, qui ont existé et ne sont pas sortis indemnes de l’affaire : lui, Dave Toschi, Paul Avery. Tout comme le zodiaque est censé présider aux destinées humaines, le tueur a marqué la leur, quand il ne l’a pas détruite.

 

Bref, vous l’aurez compris, le personnage principal du film, c’est le temps. L’autre personnage principal, réel (non, ce n’est pas Graysmith – j’aime bien Gyllenhaal mais vous m’accorderez qu’il a le charisme d’une huître…), c’est le tueur, bien sûr. Là, on sent la fascination de Fincher pour les personnages doubles : dans le genre, il n’ira jamais aussi loin, dans son cinéma, que Tyler Durden. Mais dès qu’on rencontre Arthur Leigh Allen, on comprend qu’il lui ait plu tout de suite : ambidextre, instituteur renvoyé pour des actes pédophiles, suffisamment sûr de lui pour se donner le luxe de jouer avec trois policiers venus l’interroger. Un personnage pareil ne se refuse pas. Il a manifestement emprunté son nom et son symbole à une marque de montres, même si la ressemblance avec un viseur est suffisamment évidente pour ouvrir L’Inspecteur Harry. Mais si on imagine le personnage un peu moins naïf (et sa dualité nous y invite), on peut aussi rappeler que ce motif se retrouvait, de l’Antiquité à la Renaissance, dans un contexte funéraire, pour signaler l’apothéose du défunt : Arthur Leigh Allen, avec sa mégalomanie, ses phantasmes paranoïaques, son désir avoué de se constituer une cour d’esclaves soumis à ses délires, aurait sûrement adoré cette idée.

Non, sérieusement, j’aime beaucoup Fight Club, j’adore Benjamin Button, mais Zodiac, c’est son meilleur.

3 Responses to #19-Zodiac de David Fincher

  1. 20 mars 2015 at 16 h 14 min

    Zodiac est son meilleur et de loin!

  2. Suzy Lee
    24 novembre 2012 at 15 h 39 min

    C’est bien la première fois que je tombe sur quelqu’un qui aime à ce point Zodiac et qui le défend avec une telle efficacité! Je reste persuadée que son meilleur est Fight Club, mais cet article est une très belle défense/déclaration d’amour ; ça m’a donné envie de le revoir, de lui redonner une chance.

    • SylvieB.
      24 novembre 2012 at 23 h 33 min

      C’est un film qui ne se laisse pas apprécier tout de suite, je dirais. C’est venu assez lentement, à force de le voir, et en constatant que sa beauté plastique me restait en mémoire.
      Merci beaucoup de votre commentaire, Suzy, il me va droit au coeur !

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