#19-Faire du jeu vidéo autrement

15 novembre 2012
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On pourrait facilement opposer le travail et le jeu, mais que se passe-t-il quand les deux se confondent, quand, par exemple, le jeu vidéo n’est plus seulement un jeu, mais un travail ?

Cela fait maintenant quelques années que les quatre créateurs de la société « Lightmare Studio » font l’expérience, au quotidien, de ce drôle de mariage. Durant plusieurs mois, ils ont ainsi pensé et développé leur premier jeu sur PC, « Beware Planet Earth! » qui rencontre déjà sur le net un beau succès critique. Comment résister, en effet, à ce jeu plein d’humour ?

Les différents niveaux nous proposent de venir en aide à Barney, un ingénieux fermier qui va nous fournir, tout au long du jeu, des armes pour sauver ses précieuses vaches menacées par une horde de martiens complètement déjantés. De nombreux niveaux de difficulté, des armes et des personnages surprenants, une musique envoûtantes et même des extensions gratuites : on se dit, en jouant à « Beware Planet Earth! », que les créateurs du jeu n’ont pas ménagé leurs efforts et qu’il y a sans doute derrière tout ça de longues journées de travail. Mais peut-on encore prendre du plaisir quand on passe de longues heures à plancher sur tous les aspects d’un jeu vidéo ?

Formation, création, commercialisation, réception, piratage : ces quatre garçons pleins d’avenir ont accepté de répondre à toutes nos questions.

Au premier plan : Fred ; de gauche à droite : Fab, Gwen et Quittouff

 

« Et pourquoi pas créer une boîte ? »

Pouvez-vous, chacun, vous présenter en quelques mots ? Disons, cinq…

Fred : game designer, animateur, éternel enfant.
Quittouff : programmeur, PCiste, boule d’amour.
Fab : producer, level designer, webmaster, affamé.
Gwen : graphiste 2D, un peu musicien, et qui fait des bisous.

Expliquez-nous : comment est né Lightmare Studio ?

Gwen : Nous nous sommes tous les quatre rencontrés du temps où nous travaillions à Asobo Studio, qui est un autre studio bordelais, et probablement un des plus importants en France. Cela dit, et bien que nous nous sentions bien là-bas, nous avions aussi envie de faire du jeu vidéo autrement, en nous extrayant du schéma industriel pour travailler sur des productions plus modestes, auto-financées, et où nous aurions une plus grande liberté créative.

A cette époque donc, nous avions décidé de travailler sur un tout petit projet, très modeste, à côté du boulot. Nous n’avions pas l’intention d’en faire un jeu commercial et encore moins de créer notre propre studio. Cependant, pour diverses raisons, Quittouff, Fabrice et Fred ont chacun quitté Asobo, à la fin de l’été 2010. Cela aurait pu signer l’arrêt de mort du projet, mais nous avons tant bien que mal continué à travailler sur ce petit tower defense qui allait devenir « Beware Planet Earth! ». Ce n’est que quelques mois plus tard, au fur et à mesure que nous étoffions le concept et l’univers, que nous nous sommes dit « et pourquoi pas créer une boîte et tenter de le commercialiser ? »

Nous avons donc plus sérieusement planché sur comment transformer le petit jeu en jeu commercial, et « Beware Planet Earth! » est né, en même temps que notre moteur maison, Black Hand. La boîte à proprement parler est née en janvier 2012.

Page d’accueil du jeu

« Vous voulez bosser dans le jeu vidéo ? Commencez chez vous, n’attendez pas d’être sur le marché du travail. »

Quel parcours avez-vous suivi ? Existe-t-il une « voie royale » pour travailler dans l’univers du jeu vidéo ?

Fab : Les sentiers qui mènent aux métiers du jeu vidéo sont largement balisés de nos jours, et bien que les cursus en question soient relativement récents, ils sont à mon sens sensiblement plus incontournables que par le passé. Il est toujours possible de faire la bascule vers l’univers du jeu vidéo en venant d’une autre branche, car le milieu reste ouvert aux personnes passionnées, mais cela reste plus difficile qu’avant. Nous recevons fréquemment des candidatures de personnes qui ont suivi des formations spécialisées, qui connaissent l’univers, et qui ont déjà mené à bien des petits projets en parallèle. Donc oui, certaines voies royales existent, et je conseillerai à ceux qui veulent se lancer de commencer à regarder par là, mais d’être prudents malgré tout et de choisir des formations de qualité : le revers de la médaille à la relative jeunesse de ces formations est le niveau parfois approximatif de certaines d’entre elles. Un gros avantage de ces « bonnes » formations est qu’elles permettent aux étudiants de faire des projets de groupe, se confronter au concret d’un projet. Il est à mon sens très important de comprendre qu’un jeu vidéo se crée en prenant en compte les contraintes de chaque domaine (prog, graph, game design, level design, son, production, etc.). Même un homme-orchestre doit avoir à l’esprit que tout est lié. Pour résumer, je dirai qu’une bonne formation ne peut que faciliter les choses, et que le plus important pour ceux qui en sortent, et les autodidactes, est la qualité des projets et travaux personnels à présenter. Vous voulez bosser dans le jeu vidéo ? Commencez chez vous, n’attendez pas d’être sur le marché du travail.

De mon côté, j’ai un Master 2 en droit, et j’ai repris pour un an un Master Spécialisé en management et systèmes d’information après avoir travaillé chez Asobo Studio. Concrètement, j’ai commencé au test pendant quelques mois, c’était une expérience très enrichissante que je conseille vivement (rien de mieux pour comprendre comment fonctionne un jeu). J’ai ensuite été pris à l’essai en tant qu’assistant producer, jusqu’à être finalement producer sur des projets dont j’avais la responsabilité.

Fred : Personnellement je voulais suivre la voie « old school », celle des autodidactes touche-à-tout qui sont encore largement majoritaires dans l’industrie. Il faut dire que si je rêvais de travailler dans le jeu vidéo, je ne savais pas trop comment m’y prendre. D’abord, à l’époque où j’ai dû choisir un cursus après le bac (ES), les écoles de game design étaient récentes, elles étaient chères et n’avaient pas fait leurs preuves. Et puis je tenais à avoir un plan B, et j’adorais les langues, j’ai donc eu une licence LEA Anglais/Japonais à la fac d’Aix-en-Provence. Suite à cela, je suis entré comme testeur chez LSP, à Marseille, qui a été ensuite rachetée par Hip. Je suis devenu chef des testeurs, puis la boîte a été liquidée (aucun lien de cause à effet), et j’ai été recruté par Asobo Studio à Bordeaux. Au bout de deux ans, ils m’ont accordé un poste de game designer junior. En tout, cela fait près de 8 ans que je travaille dans ce milieu.

Je pense que de nos jours, mon parcours est encore possible, mais ce n’est plus la voie royale ; s’il en existe une, elle est sans doute à chercher dans un cursus spécialisé, dans des écoles comme l’ISART Digital, l’ENJMIN ou SupinfoGame. Mais je ne parle que pour le game design ; le test en soi reste une porte d’entrée sans qualifications que je vois mal se refermer un jour. C’est plus une « entrée par la petite porte » qu’une voie royale, mais pour quelqu’un de motivé, ça reste à mon sens la meilleure des écoles.

Quittouff : Je ne pense pas qu’il y ait vraiment de voie royale pour le jeu vidéo. Certes il y a de plus en plus de formations dédiées aux métiers du jeu vidéo, mais je ne suis pas convaincu de la qualité générale de ces formations. Je parle surtout pour les programmeurs. Oui, certaines promotions sortent des « petits génies » mais pas plus qu’une école généraliste. C’est juste qu’en sortant d’une école généraliste un « petit génie » aura tendance à aller bosser dans l’industrie de pointe (comme l’aéronautique par exemple) ou le prestige et les salaires sont bien plus élevés alors que tous les programmeurs sortant d’une école de jeu vidéo devront trouver un boulot… dans le jeu vidéo. Pour ce qui est de mon parcours, j’ai fait un bac +5 en « génie logiciel » (comprendre programmeur) et j’ai fait mon stage de fin d’étude chez Ubisoft, (grande boîte du jeu vidéo française) avant de passer 1,5 an chez Cyanide et presque 4 à Asobo et enfin monter Lightmare.

Gwen : Pas grand chose à ajouter, faire une école spécialisée ne suffit pas : il faut être passionné avant tout et être curieux. J’ai fait l’ ECV à Bordeaux et je dessine et joue depuis que je suis tout petit, j’ai toujours voulu travailler dans le dessin et le jeu vidéo en fait.

Ça m’amène à une autre question : est-il selon vous possible de créer des jeux sans être soi-même un très gros joueur ?

Fred : Pour en faire son gagne-pain, surtout dans l’industrie, ça me paraît difficile, mais ça dépend beaucoup du corps de métier. Je pense que quelqu’un qui ne s’intéresse pas trop au jeu vidéo aura du mal à tenir la cadence dans le développement pur, mais il y a tout un tas de métiers dans le jeu vidéo qui ne nécessitent pas d’être un « hardcore gamer », notamment dans la partie « édition ». Il vaut simplement mieux éviter le test et le game design, qui demandent une excellente culture du médium et une grande endurance aux longues heures passées à jouer :)

Quittouff : Je rejoins Fred : pour moi c’est impossible de bosser dans le jeu vidéo sans être passionné par le jeu vidéo, et donc avoir été à un moment ou l’autre un « gros joueur ».

Fab : Une nuance cependant : à l’inverse, un hardcore gamer n’aura pas, de principe, sa place en tant que créateur de jeu vidéo. Même pour quelqu’un qui va être au test, il faut avoir la capacité de lire un jeu en détail, comprendre ses rouages. Ce ne sont pas (que) les 15h par jour passées à jouer qui vont compter, c’est la culture du médium, comme le dit Fred, et la démarche professionnelle de la personne.

Gwen : Je rejoins Fred : ça dépend du corps de métier. Par exemple, certains animateurs peuvent venir du milieu du dessin animé et travailler ensuite dans le jeu vidéo. Il faut s’adapter aux contraintes, mais une grosse culture vidéoludique n’est pas indispensable. Si vous voulez vous orienter vers le game design, alors là oui, il faudra jouer !

D’ailleurs, même si c’est sans doute très relatif, vous considérez-vous comme de gros joueurs ?

Fred : Moins qu’à une époque, mais le jeu vidéo reste de loin mon loisir favori. Hors boulot, je dois passer environ entre 3 et 5 heures par jour devant les jeux vidéo, mais cela varie beaucoup selon les jours. Je consomme toujours beaucoup de jeux, mais un peu différemment que quand j’étais plus jeune ; je termine moins de titres, mais j’en entame plus. En un mot je « butine ». Donc oui, je me considère comme un gros joueur, mais il y a des gens qui jouent beaucoup plus que moi, pas plus loin que dans mon entourage.

Quittouff : De moins en moins. Avec l’âge je varie beaucoup plus mes loisirs, et je suis bien loin de la cinquantaine d’heures par semaine que je passais à jouer quand j’ai commencé à travailler. Cela dit, j’aime encore beaucoup jouer mais par sessions de 3 ou 4h ce qui fait que j’en ai de plus en plus rarement l’occasion.

Fab : Plus maintenant non… je prends toujours autant de plaisir à découvrir de nouveaux jeux, mais il est moins évident de dégager de gros créneaux, pouvoir se caler tranquillement dans un canapé. Typiquement, j’aime toujours autant les RPGs, mais c’est un genre que je n’ai plus vraiment le temps de pratiquer.

Gwen: Ça dépend des périodes… je me suis remis un peu a jouer avec « Guild Wars 2″, surtout parce que le développement de « Beware Planet Earth! » était fini… mais globalement je m’oriente de plus en plus vers les petits jeux courts, les jeux sur mobile par exemple.

Votre meilleur souvenir de joueur ?

Fred : Je pense que mes meilleurs souvenirs liés au jeu vidéo restent les nuits passées sur Smash Bros. Melee, ou sur GoldenEye 64 avec mon pote Nico. Pour ce dernier, on se tirait la bourre, chacun son tour, et nous maîtrisions tellement le jeu que nous en sommes venus à inventer des objectifs optionnels débiles tout en essayant de faire le meilleur temps. Mais si je dois retenir un seul souvenir, bien précis, je pense qu’il s’agira du moment où j’ai déballé ma première console Nintendo, un beau matin de Noël 1989.

Quittouff : Les innombrables LANs (parties de jeux en réseau local pendant lesquelles on se retrouve tous dans une même pièce avec nos machines pour jouer ensemble) que j’ai fait avec un peu toujours les mêmes personnes. C’était vraiment dément.

Fab : Les innombrables parties de Mario Kart à plusieurs sont à égalité avec les nuits (et matinées…) passées sur des parties de Civilization en local en mangeant du Mac Do.

Gwen : Toujours les parties de Mario Kart 64 avec mon frère !

Et le pire ?

Fred : Les amis avec qui je jouais à Smash Bros. savent sans doute déjà que je vais évoquer une certaine soirée passée sur The Legend of Zelda: Four Swords Adventure sur GameCube. Le jeu pousse fortement à être de mauvaise foi, et nous nous sommes quittés très fâchés ce soir-là. C’était notre première et unique soirée sur le jeu car nous n’y avons jamais retouché.

Quittouff : Moi je n’ai pas de mauvais souvenirs en temps que joueur, que des bons.

Fab : Les innombrables heures passées à configurer le réseau local, et à comprendre pourquoi diable on ne pouvait pas se rejoindre alors que tout était censé fonctionner correctement.

Gwen : Y a pas longtemps, j’ai fait une mise à jour sur « Cut the Rope », et j’ai découvert qu’ils avaient supprimé l’animation rigolote de la petite grenouille qui t’indiquait, en montrant sa bouche avec sa petite papatte, qu’il fallait la nourrir en faisant un son genre « Mooaaak! »… J’étais super triste et je me suis rabattu sur un pot de Häagen-Dasz.

Dernière mise à jour pour Halloween

« Nous voulions faire un jeu que nous aimerions, mais surtout que nous aimerions tous et sans regrets. »

Si on prend une perspective chronologique, pouvez-vous nous résumer brièvement les différentes étapes de la création d’un jeu comme « Beware Planet Earth! »?

« Beware Planet Earth! » est un peu particulier en cela qu’il a été créé en parallèle du moteur de jeu (la composante « réutilisable » de la partie logicielle d’un jeu vidéo), qui a été pensé en partie pour lui, et ce n’est généralement pas le cas dans le développement d’un jeu vidéo. Et d’autre part, il a commencé comme un jeu très modeste, sans commune mesure avec ce qu’il est au final. Cependant, si l’on met ces deux gros détails de côté, la procédure est assez classique. Tout d’abord, nous avons décidé du genre que nous allions adopter. Nous avons donc choisi à l’unanimité le tower defense.

Ensuite a commencé ce qu’on appelle la pré-production ; on a pensé tous les aspects du jeu, que ça soit les règles, l’univers, les personnages, ou le concept des Martiens qui essaient d’emporter des vaches (inspiré des vieilles légendes urbaines sur les Martiens). Nous avons créé un prototype pour tester un peu les mécaniques, puis nous nous sommes alors lancés dans la production à proprement parler : création des graphismes, de la musique, des animations, des niveaux, et bien sûr, programmation pour transformer tout ça en un jeu.

Ensuite nous avons beaucoup testé assidûment pour dénicher et corriger les bugs, en plus d’apporter des améliorations tout au long du développement. Et puis enfin il y a eu la mise en vente la commercialisation, le démarchage des plateformes de vente, et le travail sur les DLC (le contenu additionnel téléchargeable ultérieurement et gratuitement) !

Si on rentre un peu dans le détail, pouvez-vous nous dire comment se sont répartis les rôles ? Est-ce que chacun a eu son mot à dire dans tous les domaines ?

Au début de « Beware Planet Earth! », nous avions tous environ 5-6 ans d’expérience dans nos métiers respectifs, donc les rôles se sont répartis de façon évidente : Quittouff était programmeur, Fabrice s’occupait de l’essentiel de la gestion de projet et de la boîte, Gwen était graphiste et Fred, game designer. Cependant, dans une boîte de 4 personnes, il est impossible de s’offrir le luxe de ne faire que ce qu’on sait/veut/aime faire. Et en fait c’est très stimulant, parce que ça permet d’élargir ses horizons. Déjà, tout le monde avait son mot à dire sur ce que devait être le jeu ; aucune décision n’est passée en force, et si elle devait faire des insatisfaits, alors elle était écartée. Nous voulions faire un jeu que nous aimerions, mais surtout que nous aimerions tous et sans regrets.

Ensuite certains rôles restaient « non attribués » ; par exemple, il fallait un level designer (celui qui crée les niveaux du jeu à proprement parler, dessine le tracé, envoie les Martiens à un timing précis, et équilibre la difficulté), et ce rôle a échu à Fabrice. Fred s’était essayé à l’animation Flash par le passé, en amateur, et a finalement endossé ce rôle pour toute la production. Gwen est artiste, mais a aussi endossé une partie du level design et du sound design (la création/mixage des sons). Nous avons cependant fait appel à un ami musicien à nous, Aurélien Piters, pour la création des musiques et d’une partie des sons. Il est en quelque sorte le « cinquième », même s’il n’est pas associé.

Evolution d’un personnage de sa création à la version finale

De la première idée à la dernière mise à jour, cela donne environ combien de mois (ou d’années) de travail ?

C’est un peu difficile de comptabiliser précisément pour « Beware Planet Earth! » parce que le développement du moteur maison a pris pas mal de temps, et si nous étions partis sur un moteur tiers, le jeu serait sorti plus tôt. De bout en bout, « Beware Planet Earth! » existe depuis environ 2 ans et demi. Mais sa production a proprement parler n’a pas duré plus de 8 ou 9 mois.

Mais y a-t-il encore des aspects ludiques quand on travaille autant de temps sur un jeu ? 

Fred : En ce qui me concerne, plein ! Déjà, on joue à un jeu qu’on a créé, et même si on ne l’apprécie pas pour le jeu qu’il est, on n’arrête pas de l’améliorer, et cela implique de prendre plaisir à y jouer. C’est un plaisir différent de celui qu’éprouvera un joueur pur, mais il existe bel et bien. Ensuite, la création en elle-même possède un certain plaisir ludique. Par exemple, cacher des clins d’œil aux jeux vidéos ou aux films que nous aimons est un régal. Et nous n’avons pas boudé notre plaisir ; il y en a beaucoup dans « Beware Planet Earth! ».

Quittouff: Alors moi j’avoue saturer un peu de jouer à « Beware Planet Earth! ». Je trouverais ça marrant de travailler à nouveau dessus et développer de nouvelles idées, mais il faut savoir qu’on a fini le jeu d’une traite un nombre incalculable de fois pour tout tester, et cette partie-là ne me fait absolument plus marrer.

Et travailler entre amis, c’est toujours efficace ? Ça ne laisse nécessairement que de bons souvenirs ? 

On entend souvent dire qu’entretenir de trop bonnes relations amicales entre collègues peut être dangereux, parce qu’on risque de ne plus oser dire ou faire certaines choses à cause de cela. Notre point de vue est le suivant : l’amitié quasi-fraternelle qu’on partage est notre plus grande force. Il y a eu quelques frictions pendant le développement, le ton est souvent monté. C’est tout naturel ; parfois il y a des malentendus, souvent il y a de la fatigue, et de temps en temps, il y a un peu de mauvaise foi ou de mauvaise volonté. Mais à chaque fois que quelqu’un a dépassé les limites, il a fini par s’excuser rapidement. Je pense qu’on est tous raisonnables et que notre volonté d’œuvrer pour le bien de la boîte (et donc des autres) est largement supérieure à notre envie de caresser notre propre ego dans le sens du poil. Nous essayons de laisser celui-ci hors de notre travail ; l’orgueil est un facteur de discorde et d’échec très important. Nous n’arrivons pas à nous souvenir d’une « dispute » sérieuse lors de la production qui ait survécu à une bonne bière.

Dans vos sources d’inspiration pour « Beware Planet Earth! », que trouve-t-on ? D’autres jeux, on imagine, mais est-ce tout ?

Bien sûr il y a des jeux vidéo dans nos sources d’inspiration : tout d’abord, nous adorons tous « Plantes contre Zombies » de PopCap Games, c’est une ressemblance que les gens relèvent rapidement et que nous assumons complètement (même si les deux jeux sont au final très différents). Nous apprécions aussi de nombreux tower defense et jeux de gestion du temps, comme Garden Defense et Diner Dash, respectivement.

Ensuite, côté univers et charte graphique, nous avions très tôt l’envie de rendre hommage, de façon légère et comique, aux films d’horreur/science-fiction bien ringards des années 50-60. Cette envie s’est rapidement traduite par la présence des Martiens façon « petits hommes verts », qui enlèvent les vaches, et de tout ce qui va avec.

Ainsi les affiches de l’artiste Eric Tan, ainsi que l’esthétique de films comme Le Géant de Fer ou Mars Attacks!, tous partant du même délire « ’50s », ont été une grande source d’inspiration pour nous.

Enfin, comme nous le disions plus haut, il y a énormément de références diverses cachées dans le jeu, pour l’œil expert et complice de ceux qui sauront les dénicher ;)

 

De la création … à la commercialisation

Une fois la première version du jeu achevée : le plus facile commence … ou le plus difficile ? 

Pour nous, c’est le plus difficile qui commence : faire des jeux est notre métier, mais pas les vendre. Il y a tout un pan du cycle de vie du produit qui nous était et nous est encore largement inconnu : la distribution. Cela inclut mettre le jeu en vente, faire du marketing, contacter des distributeurs, lire et signer des contrats, faire du support technique, etc. Pour la plupart d’entre nous, ces choses étaient au mieux « peu familières », au pire « totalement inconnues ». Et puis il y a la gestion de la boîte à proprement parler, qui prend beaucoup de temps et d’énergie, et qui est source de pas mal de stress.

Tout cela n’a rien à voir avec la création pure du jeu vidéo, mais ça reste incroyablement stimulant, notamment quand nous avons l’occasion de lire les commentaires des gens qui ont joué au jeu, et surtout de répondre à leurs questions !

Concrètement, comment s’organise la commercialisation de votre jeu ? Avez-vous rencontré des difficultés ?

Nous avons rencontré des difficultés, mais rien qui fut insurmontable. Comme dit précédemment, il s’agit d’un domaine entièrement nouveau pour nous. Nous nous plaçons dans une position d’éditeur en plus d’être studio de développement : nous sommes donc, et c’est un souhait, responsables de l’ensemble de la commercialisation. Nous avons commencé par distribuer le jeu sur notre site, puis avons démarché le plus de plateformes de ventes en ligne possible afin de faire connaître le jeu au maximum. Et c’est à ce niveau-là que les difficultés ont commencé. Certaines plateformes mettent beaucoup de temps à répondre, d’autres ont des pré-requis techniques qui nous ont obligé à faire des modifications sur le code du jeu, sans même parler des contraintes administratives liées à la commercialisation à l’international. Il faut également mettre les versions du jeu sur toutes ces plateformes, sans parler des mises à jour, ce qui prend énormément de temps car chacune d’entre elles adopte un système différent. Après il faut suivre les ventes, corriger les bugs qui sont remontés par les joueurs, et faire un maximum de publicité possible autour du jeu. Globalement, nous sommes plutôt contents car « Beware Planet Earth! »est disponible sur 8 plateformes et la liste va continuer à s’allonger, mais il n’a pas été évident d’être disponible partout rapidement.

Avez-vous des objectifs plus ou moins imposés en termes de ventes, pour pouvoir rentabiliser l’investissement, par exemple, ou pour pouvoir continuer l’aventure ? 

Oui, ce genre de choses se prévoit largement en amont, lors de la réalisation du business plan. Il ne faut pas sous-estimer cette partie, qui prend du temps et qui est très spécifique à son entreprise et à son projet. Il faut bien entendu calibrer son projet en termes de durée, tâches, objectifs, prendre en compte les contraintes de chaque corps de métier, mais il faut également bien mettre noir sur blanc ce que tout va coûter, ne serait-ce qu’au niveau de la société. En France, par exemple, on commence déjà à payer des charges, même si on ne touche pas de salaire. Sans rentrer dans le détail, il existe des moyens de se faire aider, mais c’est aussi du temps passé, et il y a dans tous les cas un investissement de départ minimum.

Nous avons donc tout naturellement établi des objectifs en termes de vente, en premier lieu pour que la société puisse fonctionner, puis dans un second temps pour nous payer des salaires (ce qui n’est pas encore le cas). Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour que « Beware Planet Earth! » soit le plus connu possible et pour pouvoir le vendre à un maximum d’endroits, afin de continuer à faire ce que l’on aime.

A propos, vous avez déjà des idées pour la suite ? Sans rentrer dans les détails, par exemple, vous pensez déjà à un style ou à un type de jeu ?

Nous avons des tas d’idées ! Mais toutes ne sont pas forcément réalisables pour l’instant. Actuellement, nous travaillons sur une version Mac et réfléchissons à la faisabilité d’une version tablettes. Cela a toujours été dans nos plans, mais ça prend beaucoup de temps et nous avons d’abord décidé de finaliser la version PC au lieu de nous éparpiller.

Pour ce qui est d’un second projet, et sans rentrer dans les détails, nous avons deux jeux en tête à court terme : un qui reprend l’univers de « Beware Planet Earth! » sans être sa suite ni vraiment sa préquelle (un « spin-off » comme on dit), et un jeu de gestion, moins comique, s’inspirant des vieux films de science-fiction comme « 2001: l’Odyssée de l’Espace » de S. Kubrick et A.C.Clarke. Rien n’est encore réellement arrêté à l’heure actuelle ; tout dépend en grande partie du succès de « Beware Planet Earth! » et des ressources que nous pourrons dégager pour un développement futur.

En visitant les sites qui ont évoqué votre jeu, on peut constater que l’accueil est vraiment favorable. Avez-vous pour autant reçu des critiques négatives ? Si oui, comment gérez-vous ces critiques ? Honnêtement, est-il toujours possible de les prendre avec distance quand on a passé autant d’heures sur un tel projet? 

Oui, l’accueil a été très chaleureux, plus que nous espérions, en fait ! Il y a eu des critiques négatives, mais il faut toujours lire entre les lignes. L’immense majorité des commentaires vraiment destructeurs provenait clairement de gens qui ne connaissaient pas le jeu et ne comptaient pas s’y intéresser. C’est ce que l’on appelle généralement les « haters » (les haïsseurs), qui jugent le jeu sur une poignée d’images avant d’émettre un jugement aussi sévère qu’infondé. Même s’ils ne sont pas agréables à lire et affectent le moral, il n’est pas difficile de prendre rapidement de la distance avec eux car ils ne sont pas constructifs et ne s’appuient sur rien de solide.

Les vraies critiques constructives, qui ne sont « négatives » que dans le sens où elles font des reproches (fondés) sur des aspects réels du jeu, sont en revanche beaucoup plus faciles à appréhender. Les rares critiques négatives ont été prises en compte, par exemple les premiers commentaires déploraient le manque de difficulté du jeu, et nous avons réagi très rapidement en mettant à disposition gratuitement un mode « Vétéran », rehaussant considérablement le challenge offert par « Beware Planet Earth! ». Ainsi, les joueurs débutants comme les joueurs plus aguerris peuvent y trouver leur compte, même si nous n’avions pas prévu cela à la base. Cette amélioration est donc clairement le fruit des critiques que nous avons reçues, ce qui est la preuve flagrante qu’il ne faut pas se braquer et comprendre que les commentaires (constructifs) sont là pour améliorer le jeu, pas pour le blâmer de ne pas être parfait. Il faut simplement savoir faire la part des choses entre ce qui doit réellement être amélioré, et ce que les joueurs ou la presse croient être un défaut, mais qui en réalité doit rester inchangé pour le bien du jeu.

« Le danger est moins de se faire pirater que de rester inconnu »

On peut lire sur votre site une prise de position très intéressante sur le piratage. Sans en faire l’apologie, vous lui reconnaissez une réelle utilité. Vous écrivez par exemple : « Si l’anonymat est un ennemi pire que le piratage, et nous en avons la conviction, alors un créateur de contenu devrait souhaiter que son œuvre soit consommée, appréciée par le plus grand nombre possible de gens, et ainsi cesser de pourchasser et de haïr ceux qui consomment sans payer. » Cela peut surprendre, même si vous précisez que vous préférez bien entendu l’acheteur au pirate. Avez-vous eu des retours, positifs ou négatifs, après cette prise de position ? 

Nous avons eu tous les types de retour sur cette prise de position. D’abord, sur le fait de la poster elle-même : certaines personnes sur Reddit notamment nous ont accusé de tenter une pirouette marketing. C’est une critique plutôt légitime, car il est vrai que cela peut y ressembler. Cela étant, ça ne serait parfaitement justifié que si nous ne nous tenions pas à nos principes ; or ce n’est pas le cas. Par exemple nous avons fait le choix de ne pas mettre de DRM (des protections contre la copie), afin de ne jamais prendre le risque de gêner un acheteur honnête. Cela a pour conséquence de faciliter le piratage et, si le piratage coûte réellement des ventes, alors nous nous tirons peut-être une balle dans le pied. Toujours est-il que nous sommes intègres dans cette démarche.

Ensuite, nous avons eu majoritairement des réponses positives ; beaucoup de personnes sont déjà acquises à cette position, et nous pensons qu’il y a une grande hypocrisie qui court concernant le piratage, d’une manière générale. Beaucoup de séries TV étrangères, notamment américaines et japonaises, sont à l’heure actuelle très connues hors de leurs frontières natales grâce au piratage. Nous n’en faisons en effet pas du tout l’apologie, mais nous tenons simplement à reconnaître que le phénomène, pour tout destructeur qu’il semble, a aidé à faire connaître certaines franchises, dans le jeu vidéo, le cinéma, la TV, la littérature ou la musique. Les industriels du divertissement ont beau jeu de le condamner comme si c’était un pur manque à gagner, mais dans la pratique, ils sont ravis de vendre des jeux, DVD et CD dans certains territoires conquis d’avance, alors qu’officiellement, telle ou telle franchise n’est même pas censée y exister.

Pour les petites entreprises cela est encore plus vrai ; le danger est moins de se faire pirater que de rester inconnu. Le piratage peut être donc vu comme une forme de publicité, si on pousse le raisonnement jusqu’au bout (et quelle meilleure publicité que le produit lui-même ?). Nous préférons que notre jeu divertisse quelqu’un qui n’a pas payé le jeu, plutôt qu’il passe totalement inaperçu et que personne n’y joue. Nous vivons dans une économie de surabondance numérique ; le vieux modèle du « tu ne payes pas, alors tu n’as pas le droit d’y toucher » est complètement dépassé dans la pratique. Nous avons foi en le fait qu’un pirate sait ce qu’il fait en piratant. Les gens honnêtes existent et sont légion. Blâmer les pirates pour un échec commercial, c’est diaboliser l’ensemble des consommateurs, car tout consommateur est vu, potentiellement, comme un pirate. Cette vision est archaïque et doit changer selon nous. Ce n’est pas de la démagogie, et nous n’avons aucun doute sur le fait que d’ici quelques années, ce sera une évidence pour tout le monde.

En tant que créateurs, pensez-vous que votre démonstration s’applique de la même manière à la musique ou au cinéma ?

Il nous semble qu’un créateur qui estime plus sa création pour sa valeur artistique que pour sa valeur marchande partagera naturellement notre point de vue, et donc en conséquence oui, nous pensons que ce raisonnement s’applique à toutes les œuvres de l’esprit (littérature, musique, cinéma, etc.). La chanteuse Björk par exemple est connue pour ses prises de position avant-gardistes radicales sur le piratage. C’est l’illustration typique d’une artiste qui accorde plus de valeur à la création qu’au commerce.

De notre point de vue il est absurde de comparer le cas d’une copie achetée à une copie piratée et le débat ne porte pas là-dessus. Bien sûr qu’il faut soutenir financièrement la création, aller au cinéma au lieu de regarder un DivX, acheter les DVD d’une série qu’on aime, lire des bouquins qu’on a achetés, idéalement en librairie, et écouter de la musique téléchargée légalement. La vraie comparaison qui compte, la question que doit se poser un créateur, c’est de savoir s’il préfère qu’une copie de son œuvre, perdue pour perdue, soit consommée, ou ignorée. S’il répond « je considère que quelqu’un qui n’a pas acheté ne doit pas avoir le droit de consommer », alors il faut peut-être qu’il se demande, en son for intérieur, s’il est réellement un créateur, ou plutôt un commerçant.

« On le fait quand même parce qu’on fait ce qu’on veut et qu’on va bien se marrer ! »

En conclusion, si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir parmi tous ceux qui sont liés à ce jeu ?…

Gwen : L’ajout tardif du « boss » dans le jeu : c’était un moment un peu particulier, un peu genre « hmmm on sait que c’est risqué et que ça va prendre du temps d’intégrer ce truc alors que le jeu est bien avancé, mais on le fait quand même parce qu’on fait ce qu’on veut et qu’on va bien se marrer ! »

Fred : Ouais, comme Gwen, l’ajout tardif du boss ! D’autant plus qu’on a mangé des burgers maison le soir où on a décidé ça !

Quitttouf : Je rejoins complètement mes compères sur le coup du boss. C’était un peu surréaliste : c’était après qu’un des playtesteurs nous dise « me tarde de voir les boss », sauf qu’il y en avait pas, et que pour nous le jeu était pratiquement terminé ! Je me suis un peu senti bête sur le moment et après j’ai dit à Fred (sur le ton de la plaisanterie, vu qu’on aurait jamais fait ça dans une prod normale) « on pourrait se faire un boss en rajoutant rapide un gros alien avec 2-3 nouvelles anim », et il a carrément pris la proposition au sérieux et tout s’est lancé en genre 24h. Et on a fini par faire un vrai boss avec mise en scène avec les animations les plus complexes du jeu :). Comme dit Gwen, c’est dans ces moments là qu’on sent le plaisir « indé ».

Fab : Personnellement, ce sera plus sur un souvenir global qu’un élément ponctuel : je garde un excellent souvenir du level design en général. Je me suis essayé à ce domaine grâce à « Beware Planet Earth! », et j’avoue y avoir vraiment pris du plaisir !

Et si vous deviez en effacer un ?…

Fred : sans hésiter le refus de Steam, la plus grosse plateforme de vente en ligne, de nous distribuer !

Fab : Je rejoins Fred là-dessus, le refus de Steam n’a vraiment pas été un moment agréable.

Quittouff : Tout ce qui est lié au développement du « piège acide » dans le jeu… Ce qu’il a pu nous em…bêter celui là !

Gwen: tous les problèmes administratifs !

Avant de se quitter, je vous laisse carte blanche… Hé oui, je ne fais plus rien : vous faites les questions et les réponses !

Une question pour Fred : vous vous êtes récemment auto-décerné le titre d’homme le plus classe du monde. Vous ne faites pas trop de jaloux ?

Fred : si, plein. Merci d’avoir posé la question.

Une question pour Quittouff : Tu veux un million de dollars ?

Quittouff : Ouais, mais je préférerais un million d’euros.

Une question pour Fab : Comment vous faites pour faire rentrer toute cette nourriture dans votre estomac ?!!?

Fab : Par la bouche.

Une question pour Gwen : Quel est le jeu que vous auriez aimé développer et pourquoi ?

Gwen : Cut the Rope, pour sa simplicité son élégance dans le game design, et sa direction artistique !

Et la question que vous ne supportez plus qu’on vous pose? Pas de langue de bois… Et vous avez le droit de piocher parmi mes questions ! 

Fred : « Alors, ça avance votre jeu ? »

Quittouff : « Alors, ça marche votre jeu ? »

Fab : « Alors, ça fonctionne votre jeu ? »

Gwen : « Alors, vous en vendez ? »

Le mot de la fin ?

Fred : J’aurais aimé dire « pouet », mais je vais plutôt terminer par un classique « Merci à Fauteuses de trouble pour l’interview, et aux lectrices et lecteurs de l’avoir lue jusqu’ici ! »

Quittouff : « Au revoir »

Fab : Don’t run, we are your friends.

Gwen: Bisou !

Envie d’en savoir plus ? Envie de télécharger la démo gratuite ? Envie d’acheter le jeu ?

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One Response to #19-Faire du jeu vidéo autrement

  1. 20 novembre 2012 at 7 h 13 min

    Merci de partager tout cela avec nous. Je partage cette vision du jeu/travail et j’espère que cette vision pourra être diffusée à plus grande échelle.

    Bonne continuation !

    Johann

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