Avec La Fille de Carnegie (Editions Rivages), Stephane Michaka a tranquillement marqué les esprits. Difficile d’oublier l’émotion ressentie en refermant ce premier roman qui donnait envie d’en lire bien d’autres. Elvis Sur Seine, publié en 2011 dans la collection Mona Cabriole (Editions La Tengo), nous a offert de quoi patienter un peu : l’histoire était plus baroque et farfelue mais l’écriture restait diablement élégante. On s’est dit que, décidément, cet auteur avait tout pour plaire.
Avec Ciseaux, Stéphane Michaka s’offre le luxe de nous intriguer et de nous surprendre. Un titre énigmatique. Une collection blanche pour un roman qui, a priori, n’a rien de noir. Une couverture superbe, faite de biffures et de lettres de sang. Et à l’intérieur, l’art, l’amour, la vie, la mort… Rien que ça ? Tout ça dans un roman ? La barre était haute, si haute, qu’en tenant le roman dans les mains, on commençait à penser qu’il y avait peut-être plus de risques de chuter que de s’envoler. Et pourtant…
« Il y a tellement de vies là-dehors.»
Commençons par une évidence : Ciseaux est bien un roman. S’il s’est ostensiblement adossé à l’histoire de Raymond Carver, Stéphane Michaka s’est éloigné des chemins trop balisés. Délaissant les grands axes de la biographie, il a préféré les contre-allées de la fiction.1
L’entrée en matière est explicite, nous rappelant que « Ciseaux est une œuvre de fiction ». L’auteur a également pris soin de brouiller les identités pour que les visages ne soient pas figés. Raymond Carver et sa première femme sont simplement désignés par leur prénom, et ce n’est même pas le cas de Gordon Lish, le véritable éditeur de Raymond Carver qui devient ici Douglas. « Tess Gallagher », la seconde femme de Carver, se transforme en Joanne. Stéphane Michaka ne cache donc pas sa volonté d’être fidèle à l’histoire de Raymond Carver tout en la réécrivant. Il nous livre une sorte de biographie fictive, à l’image des plus beaux textes de Pierre Michon comme Rimbaud le fils ou Corps du roi.
La structure du roman nous emmène également à l’opposé d’une simple biographie. Elle est à la fois complexe et limpide. L’auteur laisse la parole à ses personnages pour mieux leur donner vie. Raymond, Douglas, Marianne puis Joanne, tous prennent la parole dans le roman, à tour de rôle et parfois simultanément. Le récit des aventures de Raymond n’évolue qu’au rythme de ces confessions, il ne vit que par ces voix puisque les années sont effacées et qu’aucun narrateur ne viendra se placer au-dessus des personnages.
Aucun narrateur ? Ce n’est pas tout à fait vrai. Stéphane Michaka ajoute à cette mosaïque polyphonique quelques textes de nature différente. Le lecteur de Ciseaux peut ainsi découvrir des nouvelles de « Raymond », nouvelles qui sont autant de portes dérobées pour mieux comprendre la nature complexe de ses créations et ses rapports avec les autres personnages.
« Tous ses secrets sont les miens. »
Ciseaux, c’est tout d’abord la rencontre de deux hommes : Raymond et Douglas.
Raymond écrit depuis des années. Dans cette vie faite de petits boulots et de grandes cuites, les pages noircies sont des pierres auxquelles il peut se raccrocher. L’alcool ne lui laisse guère le temps d’écrire des romans : il s’en tient donc aux courtes distances qui ne lui vont pas si mal. Voilà près de dix ans que ses textes s’accumulent. Ses nouvelles ne sont pas publiées et pourtant, même s’il l’avoue avec une part de honte, il les aime plus que sa femme et ses enfants, plus que sa vie sans doute.
Si l’alcool lui donne parfois des ailes, souvent pour mieux le brûler, sa voix est timide dans le roman. Elle est faite de doutes. Raymond avance vers un point fixe sans jamais sortir du brouillard.
« Jour après jour, j’entends dire qu’on ne vit pas dans un monde de certitudes. Qu’il n’y a de certain que l’amour, tant qu’il dure, la famille, tant qu’elle se maintient, les amis quand ils sont de passage. Autant dire, tout cela n’est pas plus sûr que le reste. Alors quoi ? Est-ce qu’on doit se passer de certitudes ? Est-ce qu’on peut tenir longtemps, sans un ou deux cailloux dans le creux de la main ?
Marianne et moi, on habite près d’une rivière. Les enfants sont grands aujourd’hui. Enfin, presque grands. Ils ne viennent plus avec nous pêcher la truite, ou jeter des galets à la surface de l’eau. J’aimerais m’en préserver, mais chaque fois que je lance un galet j’éprouve une crainte. Une superstition. Que c’est un caillou en moins dans ma paume. Et que je vais devoir faire avec. Vivre sans la moindre certitude. Dans cette catastrophe de ne pas en avoir.
Je crois que dans mes nouvelles je n’ai jamais parlé d’autre chose.
Je m’appelle Raymond. Je suis écrivain.
Enfin, j’espère le devenir. »
Seulement, Raymond sait qu’écrire ne suffit pas pour devenir écrivain : il faut aussi être publié. Ses nouvelles, dans des tiroirs ou des cartons, ne sont pas encore tout à fait vivantes. Raymond attend donc l’éditeur qui voudra bien de ses textes. Il va trouver « Ciseaux »…
« Ciseaux », c’est le surnom de cet éditeur prénommé Douglas. Il publie dans un magazine réputé les rares nouvelles qu’il juge dignes d’être lues et il doit son surnom à sa manie de couper. Douglas coupe tout : les textes, la parole, les ambitions. Il semble même avoir transformé cette manie en une étonnante pédagogie2. C’est donc une figure castratrice qui, au début du roman, attend une voix, une voix vivante mais suffisamment malléable pour qu’il puisse s’en emparer et la modeler.
« Et le mot suffit pour que je m’accroche aux choses, que j’aie envie de les aimer. Seulement, donnez-moi le mot juste. Pas le mot de trop, non, ça me file de l’urticaire. Sur ma carte de visite – prenez ma carte, c’est une faveur-, on peut lire : Directeur littéraire, et le nom du magazine. Je devrais plutôt mettre : Urticaire littéraire. C’est ce que me donnent dix nouvelles sur dix ? Parfois, la onzième, je me penche dessus, je la retravaille. Je ne la lâche plus jusqu’à ce qu’elle soit lisible. Je n’ai pas dit publiable, attention. Publiable ? Une nouvelle sur cent. Une sur mille si je m’écoutais. Seulement j’ai un magazine à sortir. Je dois accepter cette défaite. Différentes façons de tenter le coup en attendant quelqu’un. »
En apparence, Raymond et Douglas semblent faits pour se rencontrer. L’un a des doutes et des textes. L’autre a un magazine et des certitudes. Leur union sera riche et complexe. Attiré par les sirènes de la publication, Raymond va peu à peu abandonner ses textes à Douglas contre différents lots de consolation : la publication dans son prestigieux magazine, un recueil, un contrat juteux…
Sous les coups de « Ciseaux », les nouvelles rétrécissent au lavage. Elles semblent même parfois perdre de leurs couleurs. Les titres n’échappent pas à cette grande lessive. « Pourquoi tu pleures ? » devient ainsi « Biscuits »…
Les dernières certitudes de Raymond commencent alors à s’effriter. Et si ces corrections étaient justifiées ? « Et s’il avait raison ? S’il voyait quelque chose que je ne peux pas voir ? » Le lecteur s’interroge aussi. Raymond est-il devenu une marionnette dans les mains de celui que se flatte d’être « le plus grand ventriloque littéraire de (sa) génération » ?
En racontant cette relation complexe entre un auteur et son éditeur, Stephane Michaka pose ainsi la question de la création. Qui est le père de ces nouvelles : celui qui les a portées pendant des années ou celui qui les a élevées en les transformant ? Raymond serait-il devenu l’un des plus grands nouvellistes de sa génération sans les coupes de Douglas ?
Il s’agit d’un roman, non d’un essai. Aussi Stéphane Michaka ne répond-il pas clairement à ces questions : c’est bien ce qui fait le charme de ce roman qui nous rappelle que tout livre n’est qu’une somme de voix. Les nouvelles de Raymond lui appartiennent et pourtant, elles permettent, si l’on veut bien tendre l’oreille, d’entendre également Douglas, Marianne et Joanne. La polyphonie choisie par l’auteur n’est donc pas un simple effet de style, encore moins un choix gratuit. Elle est peut-être la meilleure forme littéraire pour traduire cette confusion des voix qui se superposent pour mieux se mêler.
« La perfection dans ce que j’écris, le chaos dans le reste. »
Mais Ciseaux n’en reste pas à cette relation complexe entre un écrivain à son éditeur. Le roman représente également les deux corps du roi, pour reprendre les mots de Pierre Michon :
« Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine. » 3
Raymond vit donc aussi par ses passions.
Il y a d’abord l’amour. Les nouvelles intégrées au récit par Stéphane Michaka permettent de prendre conscience de la place de Marianne, la première femme de Raymond, Marianne, dont on entend également la voix tout au long du roman, Marianne, celle qui a abandonné ses études et ses ambitions pour donner à Raymond une chance d’écrire, celle qui a entendu les promesses et supporté les ivresses, celle qui a encaissé les coups de bouteilles sur le crâne ou les déceptions… L’arrivée de Douglas va compliquer sa relation avec son mari puisque la présence de l’éditeur transforme la vie et les nouvelles de Raymond en un périlleux ménage à trois:
« Avant il y avait Raymond, moi et, entre nous, l’écriture de Raymond. Maintenant il y a quelqu’un d’autre. Douglas avec son magazine. Est-ce que cela me laisse une place ? »
Sans cesse, Marianne semble se poser la même question :
« Pourquoi sommes nous si éloignés l’un de l’autre, alors qu’il reste tellement d’amour ? »
C’est que Douglas n’est pas le seul à éloigner Raymond. Il y a aussi les autres femmes. Des anonymes tout d’abord, avant cette autre femme qui va peu à peu s’installer dans la vie et dans les textes du nouvelliste. Il y a aussi, et surtout a-t-on envie d’ajouter, l’alcool, l’autre grand amour de Raymond. Marianne nous rappelle ainsi, au début du roman, que son mari est « écrivain poivrot à plein temps ». Les premiers mots de Raymond, dans l’incipit du roman, sont également très clairs :
« C’est un peu effrayant, cette chose qui nous arrive. Elle s’empare de nous sans crier gare. Même quand rien ne se passe, elle est là. Elle attend. Une attaque, c’est précisément cela : une bombe à retardement.
L’horloge interne des alcooliques, on est tous ici pour s’en débarrasser. »
La nouvelle qui clôt le roman est également intitulée La boisson qui a eu raison de lui, même si le message de cette nouvelle n’est peut-être pas celui auquel on peut s’attendre…
Douglas lui-même ne nous rappelle-t-il pas que « la seule chose que les écrivains peuvent enseigner, c’est comment foutre sa vie en l’air en deux temps trois mouvements ».
Peut-on, malgré tout, attendre une forme de rédemption ? Il vous suffit de lire Ciseaux pour décider de votre propre réponse à cette question.
Stéphane Michaka a donc écrit un roman qui peut être lu par ceux qui, comme moi, ne connaissent rien à l’œuvre ou à la vie de Raymond Carver. Il pose des questions simples et suggère des réponses complexes, ce qui est, au fond, ce qu’on attend de tout roman. Il nous séduit, enfin, par cette écriture pleine de grâce, qui peut être délicieusement légère mais qui sait aussi se faire plus grave quand il s’agit de nous rappeler « ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare ».
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