#14-Adieu Jérusalem d’Alexandra Schwartzbrod

14 mars 2012
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« Comment pouvait-on éprouver à la fois autant de détestation et d’amour pour un pays ? »

En 2010 et 2011, les jurys du grand prix de littérature policière et du prix Calibre 47 ont eu la bonne idée de récompenser Alexandra Schwartzbrod pour Adieu Jérusalem. Quelques mois plus tard, la seconde publication de ce roman aux éditions « Livre de poche », est l’occasion idéale de revenir sur ce texte fin et ambitieux qui nous plonge dans une crise historique terriblement crédible.

Une usine qui explose en Russie et c’est tout le globe qui vacille

C’est en Russie que commence cet adieu à Jérusalem. A Kazan, Mounir Baraka achève sa journée d’agent de nettoyage dans un institut scientifique. L’endroit est spécialisé dans la recherche d’armes bactériologiques « capables de donner l’avantage à la Russie en cas de guerre planétaire ». Il rentre chez lui, s’apprête à couper du bois quand une explosion fait vibrer le sol. Un nuage s’élève, « comme chargé de toutes les impuretés de la terre ». L’institut où il se trouvait quelques instants plus tôt vient d’exploser, libérant du même coup les nombreuses bactéries qu’il abritait.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, étouffée par le gouvernement russe. Seulement, Mounir est bien décidé à accomplir le voyage dont le départ est fixé pour le soir même. Il doit en effet effectuer le pèlerinage à la Mecque avec son oncle et son grand-père, et ce n’est pas un projet qu’on abandonne, même quand l’usine dans laquelle on travaillait vient d’exploser.

Voilà donc les trois hommes en route vers la Mecque, chargés de présents qui vont faire vaciller le monde. Sans le savoir, ils vont en effet introduire dans ce lieu saint la peste noire.

Boucs émissaires

Très vite, la peste ravage les corps et les esprits. Les malades et leurs proches font ce que les Hommes font depuis bien longtemps : ils cherchent un coupable. Et comme l’histoire se répète, ce sont les juifs qui vont être montrés du doigt. On les accuse d’avoir empoisonné l’eau. Dans les premières pages du Bouc émissaire, René Girard analyse parfaitement le redoutable mécanisme qui mène à la désignation et au sacrifice du bouc émissaire. Les ingrédients sont toujours les mêmes : une situation de crise qui fragilise la société, la recherche d’un coupable, le plus souvent au mépris de toute logique et enfin la condamnation d’un personnage étranger ou marginal qui va permettre au reste de la société de se reconstruire. Il évoque d’ailleurs l’exemple de l’épidémie de peste noire qui a ravagé la France en 1349 et 1350. Il cite ainsi Guillaume de Machaut, un poète de l’époque qui désigne très clairement les coupables :

Après ce, vint une merdaille
Fausse, traître et renoïe :
Ce fu Judée la honnie,
La mauvaise la desloyal,
Qui bien het et aimme tout mal,
Qui tant donna d’or et d’argent
Et promit à crestienne gent,
Que puis, rivieres et fonteinnes
Qui estoient cleres et seinnes
En plusieurs lieus empoisonnerent
Dont plusieurs leurs vies finerent ;
Car trestuit cil qui en usoient
Assez soudainement moroient.
Dont, certes, par dis fois cent mille
En morurent, qu’a champ qu’a ville…

L’histoire est bien un éternel recommencement…

Mais la situation est plus complexe encore car cette affaire embrase une région qui n’avait pas besoin de cette étincelle. Quelques hommes politiques israéliens sont ainsi bien décidés à saisir cette violence pour raviver les tensions et expulser définitivement les arabes de leur pays.

Le mécanisme de persécution décrit par René Girard se complexifie donc, si bien qu’on ne sait plus très bien qui joue, dans cette histoire, le rôle du bouc émissaire. Pire, le sacrifice des victimes ne permet même plus à la société de s’apaiser : il n’est, au contraire, qu’une marche supplémentaire dans la tragédie qui se joue sous les yeux du monde entier.


« Bagarre tragique »

Alexandra Schwartzbrod fait ainsi de son roman une « bagarre tragique », pour reprendre une expression utilisée dans le roman par le président d’Israël qui assiste, impuissant, à cette explosion de violence :

« La politique de réplique d’Israël a atteint son point extrême d’absurdité. Il ne s’agit plus d’une politique, ce qui impliquerait une pensée et un objectif reconnu possible mais d’une bagarre tragique ».

La peste qui menace le monde, n’est pas sans rappeler l’histoire d’Œdipe, dont René Girard fait d’ailleurs l’un des premiers boucs émissaires. Le nom même du messager qui va apporter la peste dans La Mecque sonne à nos oreilles avec une ironie très tragique : Baraka. La situation décrite par la romancière nous plonge également dans des interrogations qui sont celles de la tragédie : peut-on s’opposer à cette violence qui se nourrit du moindre événement ? L’homme a-t-il les moyens de livrer ce combat contre ce qui le dépasse et le menace ? Autant de questions qui dépassent bien entendu le cadre de cette fiction pour venir interroger le monde qui nous entoure…

Les héros de ce roman sont donc tous confrontés à une force qui les dépasse. Ils tentent pourtant, le plus souvent, de faire face.

Rencontres

Pour plonger le lecteur dans cette situation particulièrement complexe, Alexandra Schwartzbrod choisit de construire une narration éclatée en multipliant les points de vue. Le lecteur découvre ainsi l’histoire à travers le regard de Rein Laristel, le nouveau secrétaire général de l’ONU qui va tenter de s’opposer à ce conflit, ou encore à travers celui d’Eli Bashara, commissaire arabe au service d’Israël qui attendait « que la paix lui permette d’assumer ses deux identités » mais qui va découvrir le sens du mot déchirement. On découvre aussi le personnage d’Ana Güler, jeune libraire qui vient rendre visite à son oncle Zeev, un pacifiste qui lutte notamment contre Andreï Sokolov, un homme politique d’origine russe bien décidé à profiter de toutes ces crises pour conquérir la mairie de Jérusalem et expulser les arabes. Et Susan Rice, secrétaire d’état qui va découvrir l’ampleur de la menace qui pèse sur le monde. Et… Et tant d’autres, président, diplomates, médecins ou simples pèlerins… Toutes ces existences vont se croiser à ce carrefour sanglant, prenant part, parfois malgré eux, à ce combat qui les dépasse mais qui les rassemble tous. L’enjeu de cette lutte dans laquelle ils sont tous entraînés est simple : peut-on encore sauver Jérusalem, et le monde qui l’entoure ?

De l’effroi à la fascination

Mais le roman ne vit pas que par cette tension. Le lecteur apprend ainsi, au fil des pages, quel pouvoir peut exercer cette terre.
Alexandra Schwartzbrod entraîne ainsi son lecteur dans un déluge de sensations, souvent agréables, parfois lourdes ou étouffantes, mais toujours enivrantes. C’est par exemple ce que nous rappelle Eli Bishara.

« C’était sa vie. C’était sa ville. S’il travaillait à Tel-Aviv, il ne pouvait vivre qu’à Jaffa, nulle part ailleurs. De sa fenêtre entrouverte, lui parvenaient les effluves graisseux des marchands de falafels. Et les cris des vendeurs de peluches et de jouets en plastique qui proposaient leur camelote pour quelques shekels. Et surtout le chuintement de la mer qu’il apercevait entre deux immeubles, chargé d’écume et de rêve. »

Mais c’est aussi ce que ressent Ana Güler quand elle retrouve ce pays à la fois effrayant et fascinant.

« Depuis qu’ils avaient quitté l’autoroute, le paysage avait changé. De périurbain, il était devenu champêtre. Petites routes à flanc de colline, forêts accrochés aux vallons, ruisseaux serpentant entre les roches. Maisons en pierre cachées sous les citronniers et les bougainvilliers. On était tout proche de la plaine où, selon la légende, David avait terrassé Goliath. Un lieu protégé de dieux. Sans une trace de béton.
Ana savourait chaque image qui défilait sous ses yeux. Comment pouvait-on éprouver à la fois autant de détestation et d’amour pour un pays ? »

Parvenir à faire frissonner le lecteur tout en lui donnant envie, malgré tout, de profiter de toutes ces odeurs et de tous ces paysages, il fallait le faire.

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