#11-J’ai partagé le lit de Phèdre.

15 décembre 2011
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Entre Zola et moi, c’est fini.

Les amateurs ont coutume d’être quelque peu suspicieux envers les artistes reconnus et célébrés un peu trop de leur vivant, comme l’a été Cabanel. D’autant que ce dernier a été décrié avec virulence par Zola, traité de peintre poussif aux esthétiques classiques et démodées… »Voyez cette misère, écrit l’écrivain naturaliste. Voilà Monsieur Cabanel avec une Phèdre. La peinture en est creuse, comme toujours (…) que dire de cette Phèdre sans caractère (…) ? C’est un dessus de pendule quelconque « . Mais moi, en cette fin de mois d’octobre durant ma visite du Musée Fabre de Montpellier, je m’en fous. D’abord parce que je ne connaissais pas Cabanel (honte à moi ?), ensuite parce que je n’ai pas à être forcément du même avis que Zola (qu’il vienne me contredire, on causera !) et enfin parce que je suis tombée sous le charme de cette Phèdre allongée, et que, bien loin des querelles de l’époque, il n’y a pour moi, spectatrice du XXIe siècle, que l’émotion qui compte, l’émotion vraie qui nous laisse en tête à tête, presque nues, au milieu du Musée, Phèdre et moi.

Le lit des insomnies

Je l’ai croisée, reine majestueuse, fiévreuse et démesurée, flanquée sur un long mur blanc d’une des salles principales. Et je l’ai trouvée sensuelle, mais surtout belle. Belle à en crever, belle en train de crever. Couchée, étendue dans ce lit, et pourtant dans un mouvement éternel, dans le mouvement tortueux d’une âme qui s’étrangle et se brûle. Car il n’y a rien de moins reposé et de moins statique qu’une amoureuse fautive.

Phèdre, les yeux cernés, la peau lumineuse – comme son nom qui signifie « lumière » – mais la pupille sombre reflétant son destin, Phèdre allongée dans une torsion à la fois sensuelle et signifiant l’état de son âme, le corps sinueux se dirigeant vers deux pôles distincts, l’amour fou et la raison, semble emprisonnée dans ce lit, emprisonnée dans son désir qui se lit dans ses cheveux emmêlés non par les mains d’un amant, mais par ses mains à elle, crispées, ses mains qui tentent de retenir et d’organiser sa pensée. Le bras languide et les sens lourds, l’esprit embrumé par ces nuits sans sommeil, ses yeux sont fiévreux, enflammés de désir et humides de ces larmes qui voudraient couler comme une libération. Ses jambes tordues sont recouvertes d’un drap qui s’échappe du lit, s’épand à travers la chambre comme son désir échappe à la raison, pour contaminer les deux servantes, dont la plus ancienne, sur le côté, semble être la gentille nourrice.

Les peaux de bête, qui jonchent le sol, montrent que l’instinct et le désir se mêlent, le désir pour ce fis d’Amazone, lui-même grand chasseur. La bête est là, l’instinct du sexe sous la forme de la bête, et Phèdre elle-même est traquée par cette bête comme le fut sa mère, Pasiphaé, par le grand taureau blanc que Poséidon avait offert à Minos, son époux ; ce dernier, refusant de le sacrifier en l’honneur du dieu, est puni. Pasiphaé tombe amoureuse du taureau, s’accouple à lui avec l’aide de Dédale et donne naissance au Minotaure. C’est encore Dédale qui construit la prison du monstre dans lequel va Thésée, aidée par le fil d’Ariane, pour tuer le monstre. Sorti de là, il s’enfuit avec Ariane, qui l’aime, mais il l’abandonne et épouse sa soeur Phèdre… Thésée avait eu un fils de ses amours avec une Amazone, Hyppolite, dont Phèdre vient de tomber amoureuse. En l’absence de Thésée, parti sauver Perséphone des enfers, Phèdre avoue à ses suivantes cet amour quasi-incestueux et reproduit ainsi la faute de la mère : aimer en adultère, aimer monstrueusement.

Si la vieille nourrice semble encore être capable de parole et tente de raisonner l’irraisonnable, la plus jeune des servantes, cheveux sagement nattés, s’est endormie, la tête renversée, laissant son cou offert à la morsure du désir – et l’on imagine très bien les rêves qu’une jeune vierge impressionnable peut faire après un tel aveu. Les paumes de ses mains sont entrouvertes, laissant paraître les lignes de son destin, abandonnées à la passion. La passion de Phèdre déborde de son lit. A l’arrière-plan, l’armure et le casque du héros rappelle que Thésée sera bientôt de retour et que la petite flamme, au centre du tableau, deviendra le brasier de la fureur. « Je pâlis, je rougis » dit-elle. La blancheur de sa peau dit combien la maladie de l’amour la dévore, tandis que les reflets roux des pointes de ses cheveux figurent le feu qui l’habite. « Je brûle pour Thésée » dit-elle à Hippolyte avant d’avouer que c’est pour Thésée jeune, et donc pour Hippolyte, qu’elle brûle réellement. Les yeux de charbon semblent se perdre dans la contemplation d’un Hippolyte trop loin d’elle et Phèdre s’abîme à poursuivre en rêve l’homme interdit qui ne l’aime pas.

Retour de couche.

Phèdre, c’est avant tout un gros problème de lit.

Phèdre et ses problèmes de couche, amoureuse du fils de son mari, issu d’un premier lit, dont elle est exclue, elle qui déjà fut la seconde à plaire à Thésée parmi les filles de Crète, de Minos et de Pasiphaé. Phèdre, dont la famille, déjà, est touchée par la monstruosité, suite à des coucheries maternelles honteuses avec un taureau, coucheries qui n’ont jamais pu avoir lieu dans un lit. Phèdre qui sans doute n’a pas pu partager le lit marital avec son époux depuis belle lurette puisqu’il est parti aux Enfers sauver Perséphone. Elle s’est allongée de tout son long, en diagonale, à travers le lit, habituée à devoir le réchauffer de son seul corps toutes les nuits. Quant à Hippolyte, c’est bien à cause de ce lit, dans lequel elle s’étend, ce lit paternel, qu’il ne pourra jamais l’aimer. On ne peut prendre la place du père sans crever, lui aussi, comme si une maladie du sang touchait ceux qui partagent ou sortent de cette couche.

Comme on fait son lit on se couche

Cabanel est académique, appliqué, adepte de ce qu’on appelle l’art pompier. Les lignes horizontales et verticales construisent avec harmonie le décor, solide et classique Et alors ? Ce que je vois ce jour-là, assise, car j’ai été foudroyée, sur cette toile de presque deux mètres de hauteur et sur presque trois mètres de long, c’est le Tragique personnifié, mais non pas ce tragique froid et gris des grands déclamateurs bridés par les metteurs en scène de notre époque qui pensent qu’il faut museler la passion pour la dire (ah???), mais un tragique du sang, un tragique violent, ce tragique des origines, tragique grec de la torture des veines, tragique de l’hybris, ce péché par démesure qui dit tout de l’âme humaine en proie à sa propre folie.

Et là, à la voir ainsi souffrir le martyr, j’ai envie de lui dire, « ma Pauvre Phèdre, à quoi pensais-tu en acceptant les « restes » d’Ariane ? Certes il était bel homme, mais même la raison pure ne dicte pas de se marier avec l’ancien fiancé de sa soeur. Tu étais trop jeune pour lui et te voilà trop vieille, trop mariée, et trop (belle)-mère pour celui qui brûle ton coeur et à qui pourtant tu aurais pu plaire. » Voilà, comme on fait son lit on se couche. Phèdre dans le grand palais de Thésée s’est trompée de porte. Une seule fois. La fois de trop. C’est ce qu’on appelle un acte tragique, ce genre de choix apparemment censé qui vous enchaîne à une destinée insensée de souffrance et de violence intime.

France, 1880
Peinture, Huile sur toile
Hauteur en m : 1,940 ; Largeur en m : 2,860
Musée Fabre, Montpellier
Don de l’auteur, 1880, 880.2.1
Montpellier Agglomération

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