#10-Journal de la création, Nancy Huston

15 novembre 2011
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Venue du Canada dans les années 1980, Nancy Huston épouse notre langue pour l’écriture. Ses nombreux romans publiés chez Babel, parlent des femmes de tous âges et de toutes époques. La femme est une grande et vaste question à laquelle elle essaie de donner une voix dans la littérature. Car, bien souvent et pendant très longtemps, ce sont les hommes de lettres qui ont parlé des femmes, qui les ont utilisées comme matière créatrice, comme muses.

Journal de la création, paru en 1988, est une oeuvre multiple car c’ est un bassin où confluent plusieurs créations. Tout d’abord, il y a l’enfant qui se fabrique dans ce corps où, l’année d’avant, la maladie avait planté son drapeau noir. Ensuite, iI y a la mise au monde du journal en tant qu’ oeuvre littéraire. A l’heure où l’auteure est en proie à ce double processus de création, elle interroge son histoire en tenant ce journal, et elle analyse aussi l’histoire des épouses ou compagnes d’artistes souvent réduites au triste sort de matière/ mater utilisées pour la création alors qu’elles-mêmes étaient aussi de brillantes créatrices. En effet, la question centrale de ce journal est : Où sont les femmes dans le processus de création artistique par rapport aux hommes ? Derrière eux ? A leur côté ? Leurs égales ? Peuvent-elles créer l’art et la matière vivante ? Le ventre pour Elles, l’esprit pour Eux ? Cette question faute le trouble dans des esprits qui, jusque-là, pensaient vivre dans le monde rassurant de la différence.

« A travers l’art, l’homme s’affirme non pas créature mais créateur. Qui, l’homme ? Pourquoi l’homme ? Quel genre d’homme ? Et pourtant, oui, c’est vrai : à de rares et significatives exceptions près (Sappho, grand poète, lesbienne, non mère), ce sont des hommes qui, de tout temps, ont su s’arroger l’autorité de la création, osant se mettre à la place de Dieu, « auteur de toutes choses ». Créatrice, la créature par excellence ? Les femmes même lorsqu’elles désirent ardemment devenir des auteurs, sont moins convaincues de leur droit et de leur capacité à le faire. pour la bonne raison que dans toutes les histoires qui racontent la création, elles se trouvent non pas du côté de l’auctor (auteur, autorité) mais du côté de la mater (mère, matière).

En effet, les pliables et malléables « matières » de l’art- qu’il s’agisse de mots à agencer en poésie ou de pierres à façonner en statues, d’objets à saisir en photographie ou de bruits à moduler en musique- sont inlassablement décrites comme féminines. Et, alors que rien ‘est plus banal que de dire qu’un créateur est « amoureux fou » de son activité, voire, « marié » avec elle, on n’entend presque jamais parler de l’art comme Epoux de la femme artiste. »

Comme le rappelle l’auteure, Le peintre du Portrait ovale, de Poe, utilise la vie même de sa compagne pour peindre, Pygmalion quant à lui fabrique sa propre femme, sa créature.

Pire encore quand il s’agit des relations homme-femme dans les couples célèbres d’artistes ! Elles ne sont pas toujours faciles car ce sont DEUX artistes qui se rencontrent et il se crée une rivalité. « L’un ne doit pas survivre à l’autre » (1), voilà une prophétie qui conviendrait aux histoires d’amours de ces amoureux d’histoires et pas seulement au couple Potter- Voldemort. Mais alors qui meurt, ou plutôt qui cède sa place ? Et bien c’est souvent la femme, et ce lâcher prise prend plusieurs formes. Nancy Huston revisite les problèmes artistico-conjugaux de Zelda et Francis-Scott Fitzgerald, de Léonard et Virginia Woolf, de Sand et Musset, de Sylivia Plath et Ted Hugues, de Georges Bataille et Colette Peignot. Rien qu’en lisant la manière dont la postérité a gardé ces noms, on remarque que certaines femmes ne font déjà pas le poids devant leur géant de mari. Zelda n’est qu’un prénom accolé à l’immense Francis-Scott Fitzgerald. Et ce sera d’ailleurs là, le grand regret de Zelda et la grande conquête de son mari. Le reflet de cette relation déséquilibrée apparaît clairement dans un de ses romans où la fiction se mêle à l’autobiographie :  » David David David David Knight Knight Knight Knight et mademoiselle Alabama Personne.  » Zelda a été une matière précieuse pour son mari, mais matière vivante et créatrice. Son grand oubli…Quant à Colette Peignot, qui s’en souvient ?

Certains ont su créer l’équilibre, Sand et Musset, Sartre et Beauvoir d’égal à égal dans le nom propre ! Mais on sait combien ces deux femmes ont dû sacrifier à leur féminité pour être reconnue. Simone de Beauvoir, à la recherche du pur esprit, renonce à la maternité et décrit la gestation comme un acte fatigant qui ne présente pas pour la femme un bénéfice individuel ». Elle dénonce un corps ou de la puberté à la ménopause [la femme] est le siège d’une histoire qui se déroule en elle et qui ne la concerne pas personnellement.  » (2) En parler, c’est déjà reconnaître qu’on y a réfléchi et que cela n’allait peut-être pas de soi avec autant d’évidence.

Sylvia Plath et Virginia Woolf n’auront cédé la place que de leur vivant car la postérité les place largement loin devant leurs maris.

Nancy Huston refuse de renoncer à quoi que ce soit. Elle est en train de créer un être de chair avec son corps et de composer une oeuvre avec son esprit. Elle existe et met au monde doublement au coeur d’ une histoire de femmes souvent spoliées par leur mari, rendues souvent folles car contrariées dans leur capacité créatrice.

Pour finir, Nancy Huston nous présente Monique Wittig et son ouvrage Guérillères, qui propose un monde où les femmes ont pris le pouvoir, où elles ne se sont plus des femmes mais des « lesbiennes », et s’approprient, par la force, tout ce qui avant appartenait aux hommes. Une dictature, en sorte, comme le font si bien les hommes. Cela reste de la littérature, heureusement. Mais cela pose l’éternelle question : pour être une femme libre, faut-il être un homme ? Prendre aux hommes ?

Le journal de Nancy Huston par sa qualité littéraire, humaine, intellectuelle nous fait dire que non, il n’y a rien à sacrifier pour être une artiste, rien. Nous pouvons tout faire et c’est ça qui est chouette, non ? Alors surtout ne renonçons à rien, ce serait dommage de se priver pour se sentir libre !

« Toujours est-il que je me sens apaisée, guérie à force d’avoir d’avoir pleinement éprouvé le caractère humain dune grossesse humaine : elle m’a restitué mon corps, qui est un corps humain, c’est-à-dire pensant. (…) Je me sens intègre, oui, un tout. »

(1) Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir

(2) ibidem

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