Lors d’une visite à l’hôpital, un patient, à propos du repas, m’a dit :
« Ici on ne nous donne pas à manger, on nous nourrit comme du bétail. »
Cette phrase m’a interpellée… En effet, elle met en lumière que dans la prise alimentaire, il y aurait donc deux dimensions possibles :
- Se nourrir qui renverrait seulement à la dimension physiologique de la prise alimentaire
- Manger qui renverrait à une valeur beaucoup plus hédonique de l’alimentation
Se nourrir ou manger, telle est la question !
Une question qui a d’ailleurs intéressé les anthropologues notamment, au sujet de la sociabilisation de l’enfant à table. En effet, trois anthropologues ont mené une recherche visant à comparer l’Italie et les Etats-Unis au niveau de ces pratiques. Ainsi, Ochs, Pontecorvo et Fasulo [1] ont montré qu’il y avait plusieurs stratégies mises en œuvre afin d’inciter l’enfant à goûter et à prendre un repas :
- Aux Etats-Unis, les parents ont recours à des arguments du type « il faut manger pour vivre » ou bien encore « il faut manger pour être fort ». La prise alimentaire est donc formulée telle une injonction renvoyant uniquement aux besoins physiologiques. On est donc ici dans l’acte de se nourrir.
- En Italie, la stratégie est totalement différente. Les parents ont recours à des procédés visant à conférer à l’aliment une valeur de plaisir, on mange pour se faire du bien, pour découvrir… Il y a également une valeur morale donnée à l’aliment en faisant notamment appel à la filiation avec des arguments du type : « c’est la mama qui l’a préparé et elle l’a fait avec amour ». On est donc ici dans l’acte de manger.
De plus, manger renvoie également à la convivialité, à être ensemble autour d’une table mais aussi, à des codes sociaux particuliers (être assis, avoir des couverts, une assiette…). De ce point de vue là, le sociologue de l’alimentation Claude Fischler [2] explique que lorsque les Français parlent de leur prise alimentaire journalière ils disent qu’ils n’ont pas mangé lorsqu’ils ont pris un sandwich lors de la pause de midi, par exemple. Le fait d’avoir eu une prise alimentaire, seul, debout et en faisant autre chose n’est donc pas traité comme avoir mangé par les individus interrogés. Il relève, dans son enquête, des phrases très paradoxales issues de ses entretiens du type « je n’ai pas mangé à midi, j’ai juste pris un sandwich ». Les manières de table françaises semblent donc contribuées pleinement à la notion de « manger » et elles sont maintenant mondialement reconnues puisque le repas français est désormais inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Enfin, pour revenir sur le contexte hospitalier : le patient mange souvent seul, isolé, dans une barquette, au sein de son lit et tout ceci contribue également à rapprocher la prise alimentaire de l’acte physiologique plutôt que de l’acte commensal !
J’ai donc enfin compris pourquoi je détestais les régimes : je déteste me nourrir à des fins seulement physiologiques pour survivre ! Ce que j’aime, c’est manger pour le plaisir, me délecter des mets, converser avec les participants au repas et non calculer mes apports journaliers recommandés ! Si je devais ajouter un onzième commandement ce serait :
« Jamais je ne me nourrirai, toujours je mangerai ».
[1] Ochs, E., Pontecorvo, C. & Fasulo, A. (1996). Socializing Taste. Ethnos, 61 (1-2), 7-46.
[2] Fischler, C., Masson, E. Manger : Français, Européens et Américains Face à l’alimentation. Odile Jacob : Paris
Commentaires récents