#6 La Grande Bouffe de Marco Ferreri, critique croisée

15 avril 2011
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La Grande Bouffe… Bon, moi, un titre comme ça, ça m’interpelle. D’abord, je n’aime pas. Pas assez joli, limite vulgaire. D’un autre côté, j’aime bien le côté un peu décalé, légèrement irrespectueux. L’histoire (celle d’un suicide gastronomique) ne me tente guère non plus. Elle me fait peur, en fait, il faut bien l’avouer. Mais mais mais, il y a l’histoire du film : il date de 1973, a fait scandale, est entré dans la légende des films polémiques… et ça, en revanche, ça me titille. Céder à la tentation telle une incorrigible gourmande ou résister à l’envie, voilà le dilemme. Marguerite Tournesol et Chris de Nerfs sont appelées à la rescousse en cuisine !

Ana : La Grande Bouffe, c’est l’histoire d’un suicide collectif par la nourriture… Comédie ou tragédie ?

Chris : C’est une satire de la société de consommation, thème de prédilection des années 1970, qui exploite à la fois les ressorts de la tragédie et de la comédie.
Une tragédie tout d’abord, car il y a un nombre réduit de personnages : Ugo, Marcello, Philippe et Michel qui se rejoignent dans une maison, fermée par un grand portail, appartenant à Philippe. Ils sont rejoints par trois prostituées et par l’institutrice de l’école à côté de la maison, Andréa. La situation est vite étouffante. On se demande ce qui va ressortir de tout cela ? Où veut-on nous emmener ?
Mais il y a quand même des passages grotesques qui invitent à rire. Michel fait des pets monstrueux par leur durée et leur sonorité. Les personnages rient entre eux et leur rire est communicatif. Le concours d’ingurgitation d’huîtres entre Ugo et Marcello est d’ailleurs assez cocasse !

Marguerite : C’est assez difficile, parfois, de distinguer le comique du tragique. Le caractère scato du film en est sans doute le meilleur exemple : il fait le lien entre vie et mort. Les pets monstrueux sont tellement effarants qu’ils finissent par en devenir effrayants et réellement morbides. C’est tout le paradoxe des personnages : des bons vivants, faisant bonne chère et bonne chair, veulent mourir.

Ana : Le film a fait scandale lors de sa présentation à Cannes en 1973, mais a obtenu des prix. Qu’est-ce qui fait qu’il s’inscrit dans la lignée des films polémiques ?

Chris : D’abord, c’est un film qui réunit de grands acteurs donc il ne peut pas passer inaperçu. Ces acteurs ont engagé leur carrière dans ce film, cela entraîne une sorte de mystère pour le spectateur : pourquoi ont-ils fait cela ?
Il n’y a pas d’autre moyen de le savoir que de regarder le film et de chercher des réponses à cet engagement des acteurs, aux messages portés par leur film qui justifient cet engagement etc.. l’effet boule de neige inscrit le film dans la lignée des films polémiques.
Il y a ceux qui crient au scandale et qui ne voient que le côté vulgaire et inutile du film, et bien sûr, ils s’opposent à ceux qui s’ébahissent devant le génie de Marco Ferreri. Le débat s’engage.
La polémique autour du film trouve très certainement son origine dans le fait que c’est aux bourgeois que cette production s’adresse. Ce ne sont pas de pauvres hères qui se suicident mais des gens très respectables. Ugo est un grand cuisinier, Marcello est pilote d’avion, Philippe est juge, Michel travaille dans la publicité. Ils ont tout pour eux. Ugo a une femme, Michel a une fille, Marcello fait tomber les filles avec son uniforme de pilote, Philippe a du pouvoir.
Le bourgeois des années 1970 est pétri de morale, il ne veut pas se remettre en question. Ceux qui s’opposent à la société de consommation, ce sont les hippies. Le choix de Marco Ferreri n’est pas anodin, son film réussit à faire mal là où il devait faire mal.

Marguerite : Quand on regarde le film aujourd’hui, on se demande ce qui a fait le plus scandale à l’époque des scènes de fesses ou du propos du film. Je pense que c’est le propos qui a dû le plus choquer dans les années 70. Exactement comme le dit Chris, la critique de la société, le fait de viser les bourgeois ont dû créer le scandale. Bizarrement, je pense que ce qui choquerait aujourd’hui, c’est plutôt le sexe, à la fois parce qu’il est très présent dans le film et parce qu’il n’est pas consensuel (si la formule est permise…). Notre société actuelle est finalement assez habituée aux oeuvres qui la critiquent, même de façon acerbe (sans doute parce qu’on s’est rendu compte que ça ne changeait pas grand chose, au final…). En revanche, on constate aujourd’hui un recul vers la pudibonderie qui tolérerait sûrement bien mal, d’un côté, ces seins et ces fesses exhibés sans honte, d’un autre, ces comportements sexuels hors norme (intolérance qui témoigne de l’appauvrissement de l’imaginaire sexuel actuel dont parle Stéphane Rose).

Ana : Nourrir, mourir… deux incontournables de la vie, associés dans un curieux paradoxe. Le film est-il de l’ordre de la pure provocation ou porte-t-il un message ?

Chris : C’est la provocation qui porte le message : regardez-vous manger, ingurgiter, profiter. Ces acteurs, très célèbres, dans lesquels les Français se reconnaissent, prêtent leur visage à tous les consommateurs anonymes de la foule des spectateurs. Ils gardent leur vrai prénom, ce qui tisse un lien de proximité encore plus étroit. Ugo est Ugo Tognazzi, Michel, Michel Piccoli…
Il n’y a aucune morale à la fin. Andréa, qui vient d’assister Philippe dans ses derniers instants rentre dans la maison et referme la porte alors que les livreurs de la boucherie lancent des carcasses d’animaux dans le jardin en riant. Ils ne peuvent pas les mettre dans la chambre froide car il y a les corps des trois autres personnages et Andréa leur a dit de les laisser dans le jardin.

Marguerite : D’accord avec Chris. C’est le malaise créé qui doit faire réagir le spectateur. Mais le film semble pouvoir se lire aussi comme une parabole. Le personnage d’Andréa fait penser à celui de Théorème, dans le film de Pasolini. Ce personnage n’est pas réel. Il ne fait pas partie du programme soigneusement élaboré par les quatre amis, il s’ajoute à cela, de lui-même, indépendamment de leurs volontés. Comme Théorème – on dirait un ange, les critiques le présentent comme Dieu -, Andrea apparaît comme l’ange de la mort. Elle accompagne un à un les quatre personnages dans la mort, alors qu’elle est elle-même pleine de vie. Le fait qu’elle soit présentée comme une institutrice n’est pas anodin. Elle est un guide, un être de savoir. Et elle instruit ses petits élèves, comme les grands. La phrase de Boileau qu’elle explique à ses écoliers au début du film, « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage », est directement adressée aux quatre hommes : mangez, mangez, mangez encore, et recommencez vingt fois…

Ana : Et aujourd’hui, en 2011, La Grande bouffe, c’est toujours aussi provocateur ? Son message est-il toujours d’actualité ?

Chris : Oui, c’est provocateur car le message que le film véhicule n’est pas obsolète. La société de consommation continue à être un monstre lié à la dévoration. Le plaisir est associé à la mort : l’ alcool tue, fumer tue, le sexe tue etc … Un tel film n’est même pas imaginable aujourd’hui. Qui voudrait le faire ? En être ?

Marguerite : Pas sûr. Je pense justement à deux films récents avec Albert Dupontel. Dans Deux jours à tuer, la scène où il se met à vomir ses amis, à les insulter, est jouissive par sa provocation. Et dans Le Bruit des glaçons, il incarne quand même le cancer ! Le choix de cet acteur n’est sans doute pas un hasard, mais on constate que la provocation et le message sont toujours d’actualité. Ils sont toujours dérangeants, bien sûr.

Ana : Pour sa sortie en salle, le film était interdit au moins de 18 ans. Pourquoi ? Pour sa violence, pour le sexe ?

Chris : Je dirais pour le sexe. Il y a quand même pas mal de scènes très osées.

Marguerite : Bonne question ! La mention classé X n’existe que depuis 1975. Le sexe ne me paraît justement pas très osé, mais plutôt assez simple, naïf, sain finalement, contrairement au reste. Et puis, comme à l’époque, au cinéma, une fois qu’on a montré fesses et seins, l’acte sexuel est essentiellement suggéré. Le plus dur à supporter, pour un jeune public ou pas, est bien le suicide par la nourriture. Mais tout est une question d’époque, c’est vrai.

Ana : Des prostituées sont invitées à l’orgie : est-ce que le lien nourriture/sexe est montré comme inéluctable ?

Chris : Au début, pas du tout. mais c’est Marcello qui craque et qui ramène les prostituées sous l’oeil désapprobateur de Philippe. En plus, il a invité Andréa, l’institutrice, à venir passer la soirée avec eux. Et ce qui est drôle, finalement, c’est ce respect des conventions alors que la mort est proche.
Le sexe me paraît plus lié à l’enfermement, à la solitude plus qu’au lien avec la nourriture. Ce n’est que vers la fin que le lien va s’établir entre nourriture et sexe. Ugo va mouler un gâteau à partir de l’empreinte des fesses d’Andréa.

Marguerite : C’est plus un lien sexe/mort qu’un lien nourriture/sexe, je crois. Il y a sexe et sexe, dans La Grande Bouffe. D’un côté, on a les prostituées, conviées exprès pour le sexe (parce que Marcello a « besoin de baiser ! »). Mais dès qu’elles prennent conscience du projet morbide qui réunit les quatre hommes, elles se barrent. De l’autre, on a Andréa, celle qu’on n’attendait pas, une femme que Philippe trouve choquant de mêler aux prostituées, rapidement demandée en mariage et qui va finalement incarner l’Ange de la mort, toute de seins et de fesses vêtue.

Ana : Le spectateur doit se retrouver dans la position incommode de voyeur, non ?

Chris : Non, c’est lui qu’il regarde. Il fait sa catharsis, il purge ses passions.

Marguerite : Assez d’accord. C’est, je crois, l’effet parabole. On se rend rapidement compte qu’il s’agit d’un conte.

Ana : L’ensemble ne serait-il pas un tantinet vulgaire ?

Chris : Si par vulgaire on entend « qui montre des choses indécentes », on peut qualifier le film de vulgaire. Mais la construction filmique est noble. C’est un film construit, pensé, interprété.

Marguerite : Tout à fait. Ce n’est vraiment pas le premier mot qui vient à l’esprit.

Ana : J’ai le cœur sensible… Je regarde La Grande bouffe avec une bassine à côté du canapé, ou je passe mon chemin ?

Chris : Il n’y a qu’un seul passage qui m’a écoeurée et m’a fait détourner la tête, c’est l’explosion des toilettes et l’inondation par les excréments. J’avoue que là, j’ai eu du mal. Sinon, j’ai remarqué que le reste de l’orgie est plutôt assez soft. Ils mangent avec les doigts mais n’ont jamais de gras sur leur visage, sur leurs mains.
« On creuse sa tombe avec ses dents » pourrait être l’adage de ce film.

Marguerite : Le film en lui-même n’est pas écoeurant. Ce sont ces hommes qui sont écoeurés, par la bouffe, concrètement, par la société, réellement. Les images sont très belles finalement. Tous les plats sont créés par Fauchon par exemple (étonnant, n’est-ce pas ?), avec un certain esthétisme donc. Andréa Ferréol resplendit. La caméra magnifie aussi bien son corps que son visage. Paradoxalement, les mets et elle font envie. Le réalisateur pousse l’idée à son paroxysme avec le dernier dessert : un gâteau en forme des deux seins d’Andréa.

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