Chronique anti-girly #6 : À quand le retour de la conjouissance ?

15 avril 2011
Par

©Luise Yagreld

Ouh, le vilain mot !… Quelle saleté est-ce donc encore ? Sans doute une nouvelle perversion. À moins que ce ne soit tout simplement l’exploit sexuel d’éprouver deux orgasmes simultanément.
Que nenni. Se conjouir, c’est simplement « se réjouir avec quelqu’un de ce qui lui est arrivé d’heureux ». Non seulement la chose n’est pas nouvelle – le mot existe depuis le XVe siècle en français et depuis l’Antiquité en latin ! –, mais, surtout, elle se perd. À tel point que le mot est aussitôt souligné en rouge par le logiciel de traitement de texte et qu’il a disparu des dictionnaires, à moins d’être précédé de la mention « vieilli ». Voilà, c’est ça le problème, la conjouissance est bien vieille, bien démodée, d’un autre temps.

Aujourd’hui, il existe quantité de mots pour exprimer le fait qu’on peut avoir de la peine pour quelqu’un : compassion, pitié, commisération, attendrissement, miséricorde, apitoiement, empathie… Seulement, dès qu’il s’agit de désigner le sentiment qu’on éprouve lorsqu’on est heureux pour quelqu’un, lorsqu’on se réjouit de son bonheur, lorsqu’on est content pour lui, plus rien. À part cette conjouissance désuète, qui est bien cette joie qu’on a d’un bonheur arrivé à quelqu’un d’autre.
De là à penser que ce sentiment n’existerait plus, il n’y a qu’un pas.

De l’indécence du bonheur

La condoléance, son exact contraire, est pourtant répandue en masse. On semble adorer raconter, entendre raconter, connaître les malheurs des gens, mais beaucoup moins apprécier le bonheur d’autrui.
Souffrir avec l’autre, pour l’autre, trop facile. Trop tentant ? « Le malheur des uns fait le bonheur des autres », on sait. On ne se doute pas à quel point. C’est aussi une forme de délectation morbide. On dirait que le malheur d’autrui rassure. Quand l’autre vit un drame, on se sent soi-même bien chanceux, bien heureux, bien content. On prend conscience de son propre bonheur. Comme s’il fallait aller fourrer son nez dans le tragique de l’autre pour savourer sa propre vie.

Au contraire, le bonheur d’autrui insupporte. On le jalouse, on le convoite, on le rabaisse, mais rarement on s’en réjouit. À tel point qu’il devient aujourd’hui indécent d’être heureux. Ceux qui osent partager leurs joies, et pas seulement leurs peines, sont désormais d’outrageants exhibitionnistes qui font un étalage impudique de leur félicité. Le bonheur devient choquant, déplacé. Qui sont ces impudents qui se permettent le luxe d’être heureux ?! Ou l’impolitesse du bonheur. Le malheur, seul, est politiquement correct. « Pour vivre heureux, vivons cachés », on sait aussi. La disparition de la conjouissance en témoigne.
Attention, la conjouissance n’est pourtant pas un noble sentiment désintéressé, humaniste et généreux, dont seuls quelques gentilshommes seraient dotés. La conjouissance est à portée de tout un chacun. Parce qu’elle est égoïste. Comme tout sentiment. C’est justement la capacité à ressentir soi-même du plaisir, avec l’autre, pour l’autre. Pas de formation pour ça, il ne s’agit que d’un sentiment. Comment a-t-on pu perdre un sentiment ?

©Luise Yagreld

Paradoxalement, la pitié est prise aujourd’hui comme une marque de mépris. Celle qui était autrefois une valeur généreuse, un « sentiment qui porte à plaindre et à soulager », est aujourd’hui rejetée : on n’en veut pas, de la pitié. Le seul de tous ces mots qui ne se réduit pas à juste éprouver la peine d’autrui, le seul qui envisage aussi d’adoucir cette peine est vu aujourd’hui comme une déconsidération de l’autre. Pourtant, à l’heure actuelle, les contraires de pitié sont toujours cruautédureté et inhumanité

Qu’importe, la pitié, on n’en veut pas. La conjouissance, on l’a oubliée. Et les hommes se renferment en eux-mêmes, les uns les autres. Préférant être « sans pitié » que de conjouir. On plaint l’autre, ça s’arrête là. Et chacun chez soi.

Pour le retour de la conjouissance

Il faut admettre qu’on sait souvent exprimer sa souffrance, ou la reconnaître, du moins, et qu’il en va bien autrement de son bonheur. « Le bonheur, cette chose qui n’existe pas et qui pourtant un jour n’est plus », disait Barbusse.
Facile de voir que ça ne va pas. Moins évident de se rendre compte qu’on est heureux. Car le bonheur ne se cantonne pas à des moments de vie exceptionnels. On n’a pas une vie faite de rares moments de bonheur et de quelques moments de malheur. Que se passerait-il donc les autres jours ? On serait donc mi-heureux, mi-malheureux ? L’expression « le plus beau jour de sa vie » implique d’elle-même qu’on aussi des tas de « beaux jours » tout court.

Et si l’on acceptait aussi bien l’aide de l’autre quand ça ne va pas, que son bonheur quand ça va bien ? Ne pas se sentir méprisé par celui qui va mieux. Ressentir la joie de l’autre, plutôt que la refuser. Mettre un peu moins l’accent sur la douleur, un peu plus sur la jouissance. « À quelque chose malheur est bon » ?

Que l’on conjouisse et l’on sera heureux !

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3 Responses to Chronique anti-girly #6 : À quand le retour de la conjouissance ?

  1. machistador
    15 avril 2012 at 5 h 07 min

    Dans une traduction du Gai-savoir, il me semble que Nietzsche parle de « co-réjouissance ». Se « Co-réjouir », c’est donner de l’amour: cela nécessite aussi de jouir.(Voir Eros/Agapê selon le Pape) .

  2. 11 mai 2011 at 21 h 10 min

    Merci pour ce lien très intéressant. Et si la conjouissance se décline en compersion, tant mieux ! « Polyamoureux », quel joli mot. On dirait un prénom de la mythologie !

  3. 6 mai 2011 at 12 h 54 min

    Note en passant : dans le « monde » polyamoureux, on pratique un mot d’un champs lexical très proche. « Compersion ». C’est un néologisme / anglicisme. La différence avec conjouissance, c’est qu’il concerne plus précisément le fait d’être heureux pour un amant qu’il ait du plaisir avec un tiers. Donc, en fait, un peu l’inverse de la jalousie.
    Mais il s’agit de la même idée, on est content du plaisir de l’autre… parce qu’on sait que ce plaisir va avoir des effets positifs sur nous.
    Poussons la conjouissance jusque là !

    et le lien du forum polyamoureux sur la compersion , là :
    http://polyamour.info/discussion/-br-/Compersion-Compersion-Le-contraire-de-la-jalousie/page-1/

    Je vais d’ailleurs de ce pas rétrolinker l’article sur la conjouissance là-bas, ça va sans doute les intéresser.)

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