#1 La coquetterie, un vilain défaut ?

15 novembre 2010
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Le 16 octobre dernier avait lieu, à l’auditorium du Petit Palais à Paris, un colloque autour de la coquetterie, organisé à l’initiative de la philosophe Séverine Auffret et de l’écrivaine Nancy Huston, sous l’égide de la Maison des écrivains et de la littérature et des éditions Actes Sud. L’une des Fauteuses s’y est rendue…

Chapitre 1 : où l’on se demande comment s’habiller

Comment se rendre à un colloque sur la coquetterie sans s’interroger, voire se tourmenter, à propos de sa tenue ? Sera-t-on apprêtée, parée dans l’espoir d’être « raccord » avec le thème de la journée ? Ou au contraire, se drapera-t-on dans une saine neutralité vestimentaire, condition nécessaire à l’adoption d’un point de vue distancié sur la question ? Question moins futile qu’il n’y paraît : la coquetterie sera-t-elle scientifiquement examinée et disséquée par des esprits se considérant comme étrangers au phénomène, ou sera-t-elle une invitée d’honneur, attendue et célébrée ?
Un bref coup d’œil au programme du colloque m’informe qu’une intervention de Séverine Auffret, philosophe, est prévue sur le thème de la « boucle d’oreille ».

Beaucoup d’élégance vestimentaire autour de moi. Beaucoup de femmes, d’ailleurs… un signe ?

Nulle précision sur le point de vue adopté. Bienveillance amusée ou regard froid et clinique ? Dans le doute, je risque les boucles d’oreille : au pire, je serai un sujet d’étude intéressant pour les éminents scientifiques présents.
Arrivée devant l’auditorium, je constate que la majorité a décidé d’être « raccord ». Beaucoup d’élégance vestimentaire autour de moi. Beaucoup de femmes, d’ailleurs… un signe ? La coquetterie est une invitée d’honneur, semble-t-il.
J’apprends quelques heures plus tard que je n’ai pas été la seule à éprouver ce questionnement crucial : « Et alors la première question c’est : comment s’habiller ? » lance Serge Hureau, l’un des joyeux artistes de l’intermède musical. Il semble lui-même avoir répondu : « soyons coquets », puisqu’il a pris la peine d’assortir ses chaussettes à sa chemise violette.

Chapitre 2 : où l’on apprend que « coquetterie » vient de « coq »

Donc, du mâle. C’est Séverine Auffret qui nous le rappelle dans son introduction, où elle souligne au passage que chez les animaux, la coquetterie est le fait des mâles plus que des femelles, et qu’il y eut une époque où les hommes occidentaux se paraient beaucoup, eux aussi : fraises, collerettes…

Les magazines féminins ont beau prédire l’avènement imminent des « métrosexuels » et « übersexuels », il est vrai qu’on est plus souvent coquette que coquet.

De même pour les Peuls, chez qui les hommes sont apparemment plus coquets que les femmes. Mais qu’on est loin de tout cela ! Et Séverine Auffret de déplorer l’« uniforme gris », « triste et terne », des hommes occidentaux de notre époque. En effet, en matière de coquetterie, où sont les hommes ? Les magazines féminins ont beau prédire l’avènement imminent des « métrosexuels » et « übersexuels », il est vrai qu’on est plus souvent coquette que coquet. Une femme qui n’est pas un minimum coquette se voit d’ailleurs reprocher de ne pas être « féminine »… tandis que ce n’est pas le cas pour un homme, au contraire.
La philosophe Geneviève Fraisse poursuit le questionnement en rappelant que le terme « coquette » « ne se dit guère que », pour parler comme le dictionnaire de l’Académie, des femmes. Pour Geneviève Fraisse, la coquetterie est une abstraction : « on en mesure le degré mais on n’en connaît pas la finalité », contrairement à la séduction ; elle s’interroge : « quelle est la finalité du coq ? ». En effet, vaste question.
Sans rire : comme le rappelle ensuite Nancy Huston, la coquetterie du coq ne relève pas d’une décision individuelle, puisqu’elle est le résultat de l’évolution. La question mériterait d’être approfondie, malheureusement Frank Cézilly, éthologue, qui devait intervenir en tant que scientifique sur « Coquetterie et sélection sexuelle », a été empêché. À suivre dans le volume qui paraîtra bientôt aux éditions Actes Sud…
D’autres intervenants n’ont pas pu être là, comme Lydia Vazquez, professeur de littérature du XVIIIe siècle : on aura droit à quelques bribes de son intervention à travers un Powerpoint lu par Nancy Huston, où l’on admire des tableaux galants mettant en scène des « majas » (coquettes, en espagnol).

Chapitre 3 : où Mme de Genlis s’invite à la cérémonie

Vincent Cespedes, philosophe, commence ensuite son intervention en évoquant le coq (encore lui !). Ce qui l’amène à une réflexion pour le moins inattendue : « c’est bien chez les Français, qui ont fait du coq orgueilleux la fierté de leur totem national, que nous trouvons les parades de coquetterie les plus institutionnalisées, avec aujourd’hui Paris en capitale du luxe et de la mode, avec Marianne en égérie sexy de la République, avec Bernard-Henri Lévy en intellectuel à chemise Fanfan-la-Tulipe et à crinière droit-de-l’hommiste. La coquetterie : notre identité nationale. ». Qu’en penserait Brice Hortefeux ?
Mais la réflexion s’en retourne à des considérations plus philosophiques, et Vincent Cespedes suggère une redéfinition de la coquetterie comme vertu, lorsqu’il est interrompu par une voix dans le haut-parleur, venue d’on ne sait où, et qui semble en profond désaccord avec cette audacieuse idée : « La vertu est si belle, qu’il n’est pas nécessaire d’employer l’artifice pour la faire aimer », dit-elle. Après une remarque saluant l’intervention inopinée, le philosophe reprend sa réflexion, rapprochant cette fois la coquetterie de la philosophie, lorsque la porte derrière lui s’ouvre. Une dame vêtue d’une longue robe grise, dans le style début XIXe, entre sur l’estrade, un livre à la main. Mme de Genlis est venue en personne, depuis son XIXe siècle, participer au débat ! S’engage alors une discussion animée, dont voici un très bref extrait :
« Vincent Cespedes. ̶ Pierre Choderlos de Laclos, votre rival, dénonce votre « pédanterie de morale » assommante, alors j’imagine que vous ne portez pas la coquetterie dans votre coeur…
Mme de Genlis. – Ce vice odieux rétrécit l’esprit, le rend susceptible des misères les plus ridicules, il éteint la sensibilité et conduit aux plus affreux égarements.
Vincent Cespedes. – Bon, ben ça, c’est fait !… »
Vincent Cespedes défend l’idée d’une coquetterie nouvelle, moderne, actuelle, « un principe de vie qui consiste à rendre notre liberté seyante jusque dans ses moindres détails. ». Mais pour Mme de Genlis, la coquetterie n’est qu’un artifice malhonnête.
Lorsqu’elle évoque le moment, difficile dans la vie d’une femme coquette, « où l’on dit d’une femme : elle est encore bien jolie ! cet encore gâte bien l’éloge », une femme assise au premier rang, et vêtue très légèrement par ce froid samedi d’automne (jambes nues, robe courte, talons aiguille) répond « ça c’est sûr ! ». Trop heureuse de trouver un exemple vivant à l’appui de sa démonstration, Mme de Genlis la fait monter sur l’estrade. Et le dialogue philosophique se poursuit avec Eliane, brésilienne à l’accent chantant, qui vient au secours de Vincent Cespedes en défendant, démonstrations à l’appui, une coquetterie qui serait « une insurrection raffinée contre l’asservissement, une joyeuse affirmation de la dignité humaine » : le désir de donner de la beauté serait une manière d’accéder au bonheur… une « vertu poétique » ! Vincent Cespedes précise : « de la poésie appliquée ».

« Au-delà de l’expression jouissive de soi-même qu’elle rend possible, elle est le seul jeu qui puisse mobiliser les toutes dernières forces du charme pour amortir les chocs. Elle soutient l’amour contre la violence ; elle pare la dignité humaine la plus démunie ; et, comme l’écharpe rouge de Delacroix, elle embellit la mort, donc la vie. Là, réside toute sa poésie. »

Mme de Genlis (incarnée par la comédienne Lina Cespedes, mère de Vincent), rêveuse, songe à la poésie, puis elle se laisse entraîner par Eliane (Eliane Dos Santos, danseuse et comédienne) dans un cours de samba improvisé qui les fera quitter la scène tandis que le philosophe, resté seul, conclut en évoquant le peintre Delacroix. Alors que, atteint de la tuberculose, il se trouvait dans son lit à l’article de la mort, on l’informa qu’une femme lui rendait visite ; il revêtit aussitôt une écharpe rouge pour parer son visage d’agonisant. De la coquetterie, Vincent Cepedes nous dit pour finir : « Au-delà de l’expression jouissive de soi-même qu’elle rend possible, elle est le seul jeu qui puisse mobiliser les toutes dernières forces du charme pour amortir les chocs. Elle soutient l’amour contre la violence ; elle pare la dignité humaine la plus démunie ; et, comme l’écharpe rouge de Delacroix, elle embellit la mort, donc la vie. Là, réside toute sa poésie. »

Chapitre 4 : Où l’on se demande si l’on est plutôt schtroumpfette ou plutôt larve

Mais est-elle si joyeuse, innocente, poétique ?
Après avoir écouté Martine Van Woerkens nous parler des courtisanes du Kamasutra (pas l’album de positions sexuelles, le vrai Kamasutra qui, nous apprend-elle, est bien plus développé que ce qu’on en connaît la plupart du temps), puis les artistes Serge Hureau, Olivier Hussenet et Manon Landowski explorer le thème en chansons avec humour et finesse, on écoute la comédienne Julie Trannoy lire des textes de l’écrivaine québécoise Nelly Arcan. Une femme qui voulait être choisie, aimée pour sa beauté, mais qui en même temps s’en sentait prisonnière et avait la hantise de vieillir… elle s’est pendue à l’âge de 36 ans (alors qu’elle n’en avouait que 34).
L’idée de ce colloque est venue à Nancy Huston à l’automne 2009, en lisant les livres de Nelly Arcan. Jusque-là, elle avait face à la coquetterie une attitude qu’elle qualifie d’« hypocrite », en niant l’importance que cela avait pour elle ; un déni venu selon elle de son éducation protestante et de son adolescence vécue à l’âge hippie. Il a fallu la lecture de Putain, où Nelly Arcan divise les femmes en deux groupes, les « schroumpfettes » et les « larves » (elle voulait être la plus belle des schtroumpfettes par hantise de devenir larve comme sa mère), pour faire prendre conscience à Nancy Huston de ce jeu permanent dans lequel sont embarquées les femmes.

La coquetterie ne serait-elle pas, comme le suggère alors Séverine Auffret, une intériorisation par les femmes de leur infériorité ?

Nelly Arcan parlait de « burqa de chair » pour désigner l’entreprise de séduction et de modification de leur corps auxquelles les femmes se livrent au nom de la beauté. Des mots d’autant plus forts qu’ils viennent d’une personne qui a elle-même eu recours à la chirurgie esthétique et a toute sa vie été obsédée par son apparence physique, se prostituant par choix mais devenant ensuite incapable d’entretenir des relations saines avec les hommes. On est loin, ici, de la « joyeuse affirmation de la dignité humaine » dont nous parlaient Vincent Cespedes et Eliane… La coquetterie ne serait-elle pas, comme le suggère alors Séverine Auffret, une intériorisation par les femmes de leur infériorité ?

Chapitre 5 : où la coquetterie se rapproche dangereusement de l’aliénation

Après une intervention érudite de la philosophe Michela Marzano, qui définit la coquetterie comme « l’art de faire naître le désir tout en sachant qu’on ne peut pas être consommé », la journaliste et essayiste Mona Chollet s’interroge : quand la coquetterie devient-elle aliénation ?
Elle commence son intervention par une référence à un épisode de la série télé Mad Men, où une mère de famille raconte qu’ayant eu un petit accident de voiture alors que ses deux enfants, un garçon et une fille, se trouvaient à l’arrière, sa première crainte fut celle d’une cicatrice sur le visage de sa fille (mais pas sur celui de son fils), car son avenir en aurait été « ruiné ». Loin d’être seulement imputables à une vision du monde aujourd’hui révolue (la série télé en question se déroule dans les États-Unis des années 1960), ces conceptions reviennent en force aujourd’hui, affirme Mona Chollet. À l’appui de sa démonstration, elle cite la presse féminine, pour qui le destin d’une femme semble se situer « entre sa penderie et sa salle de bains » ; mais aussi le documentaire Picture Me sur les mannequins et – entre autres – leurs troubles alimentaires, ou encore Karl Lagerfeld qui fit un jour cette réflexion saisissante : « Il ne faut pas avoir des os trop larges, il y a des choses qu’on ne peut pas raboter. »

« Le fait même d’être une femme semble être un problème »

Pour la journaliste, qui prépare un livre sur le sujet, l’énorme pouvoir d’influence de l’industrie de la mode et des cosmétiques révèle l’extension au corps de la logique de consommation ; « le corps, plus bel objet de consommation », disait Baudrillard. Mona Chollet souligne que ces standards modernes de la coquetterie ne visent pas à exalter ce que sont les femmes, mais à les corriger : « Le fait même d’être une femme semble être un problème ». D’où cette quête de la minceur et cet idéal androgyne promu par les publicités : il s’agit d’ériger en modèle un corps-machine, propre, maîtrisable. Derrière tout cela, l’éternelle haine du corps féminin organique… En témoigne selon elle la dimension autodestructrice de nombreux gestes « de beauté », comme le blanchissement de la peau dans les pays du Sud (on apprend au passage que les produits blanchissants représentent un marché énorme, notamment en Inde).
A l’issue de son intervention riche et souvent drôle, elle appelle à une redéfinition de la séduction qui tiendrait plus compte de l’être humain en tant que sujet, et cite pour cela l’écrivain Serge Rezvani qui racontait que, lorsque sa femme fut atteinte de la maladie d’Alzheimer, il cessa de ressentir du désir pour son corps. Pourtant, le corps était encore là, seul l’esprit vagabondait… On est aussi séduit, nous dit Mona Chollet, par la qualité de sujet de quelqu’un, par une présence.

Chapitre 6 : où l’on apprend que la boucle d’oreille signifie l’absence de phallus, et où la journée se conclut sur des questions en suspens

Quelques chansons drôles et spirituelles plus tard, nous apprenons avec Séverine Auffret que la boucle d’oreille signifie l’absence de phallus. En effet, Lacan considérait que les attributs de beauté féminins ne sont qu’une mascarade que joue la femme à l’homme pour faire semblant d’avoir un phallus. Je découvre également que les femmes, chez les Dogons, portent sept boucles d’oreille à chaque oreille, tandis que les hommes n’en portent qu’une : les boucles d’oreille ont pour rôle dans cette culture de protéger des mauvaises paroles… Les femmes en ont sept fois plus besoin que les hommes !

Alors la coquetterie, aliénation, ou chemin vers le bonheur ? Typiquement féminine, ou strictement unisexe ? Consommation futile, ou création ? Expression de sa féminité, ou soumission à des diktats machistes ?

C’est déjà le moment de conclure le « collocoquetterie », et Nancy Huston se lève pour se demander à quoi sert la beauté. Pour elle, le désir des femmes de se faire belle ne peut pas ne relever que de l’aliénation ; elle regrette que le féminisme ait si mal pensé la coquetterie, en raisonnant comme si la beauté physique était une valeur aliénante en soi. Dans une très belle intervention dont il m’est impossible de rendre compte, n’ayant pu prendre de notes tant j’étais admirative, elle évoque pêle-mêle les regards des hommes dans la rue, Marilyn Monroe, Anaïs Nin, les primates… Sans établir de définition nette d’une notion qui, comme le souligne ensuite Catherine N’Diaye, auteur d’un livre sur le sujet[1] et présente dans le public, ne se laisse pas conceptualiser.
Nancy Huston termine en évoquant les gender studies, qu’elle accuse de nier la dimension animale de l’être humain, ainsi que la différence des sexes. Cette dernière remarque fait naître un débat dans la salle ; les éternelles dissensions entre tendances du féminisme semblent se ranimer un moment. Mais finalement, cette ouverture finale vers des questionnements plus larges souligne surtout l’intérêt et l’acuité du thème de la coquetterie, qui réunit et concentre des problématiques passionnantes. Alors la coquetterie, aliénation, ou chemin vers le bonheur ? Typiquement féminine, ou strictement unisexe ? Consommation futile, ou création ? Expression de sa féminité, ou soumission à des diktats machistes ? Les questions restent ouvertes…

Merci à Vincent Cespedes qui nous a aimablement communiqué le texte de son intervention.
Les Éditions Actes Sud prévoient la publication d’un ouvrage réunissant les interventions du colloque, éventuellement retravaillées et augmentées des participations des absents (Frank Cézilly, éthologue, Françoise Vergès, écrivaine et politologue, et Gilles Taurand, scénariste, notamment).

Pour poursuivre la réflexion :
À suivre dans le #2, rencontre avec Mona Chollet, l’une des intervenantes du colloque.
Journaliste au Monde Diplomatique, animatrice du site Périphéries qui propose des chroniques, critiques de livres et entretiens, elle est également l’auteur de deux essais : La Tyrannie de la réalité (Calmann-Lévy, 2004 puis Folio Actuel) et Rêves de droite. Défaire l’imaginaire sarkozyste (« Zones », La Découverte, 2008).
Elle prépare actuellement un nouvel essai sur le thème de la coquetterie.

Photograhie : Raymond Gilles

Une partie du colloque peut être écoutée en ligne sur le site de France Culture.

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