Carré noir sur fond mauve #1 : une femme fatale

15 novembre 2010
Par

Un Manchette, mieux qu’une Rolex

Il paraît qu’il y a des femmes qui ne lisent pas de romans noirs (ou polars : pour les querelles de spécialistes, voir les spécialistes). Certaines ignoreraient même jusqu’au nom de Jean-Patrick Manchette. Voilà qui serait parfaitement regrettable. Je n’irai pas jusqu’à affirmer que si, à cinquante ans, on n’a toujours pas lu Manchette, on a raté sa vie, mais l’idée pourrait se défendre, contrairement à d’autres.

Manchette suffirait à prouver que le roman noir peut être aussi littéraire que la littérature dite blanche.

En quelques romans aussi courts que marquants, Manchette est l’auteur qui, avec quelques autres, a donné un grand coup de pied dans la littérature policière à papa, faisant définitivement voler les épaisses couches de poussière qui recouvraient le roman policier français. Quinze ans après sa mort, il continue à marquer des auteurs qui le citent abondamment, avec une admiration jamais dissimulée. Il est aussi celui qui peut vous réconcilier avec le genre du roman noir par la pureté de son style, écriture fine et sèche qui rate rarement sa cible. Manchette suffirait à prouver que le roman noir peut être aussi littéraire que la littérature dite blanche. Les héros de Manchette, souvent usés et délicieusement improbables, ont aussi le rare privilège de faire partie des quelques personnages qui peuvent marquer une vie. Dans ma mémoire, Georges Gerfaut (Le Petit bleu de la côte ouest) ou Martin Terrier (La Position du tireur couché) ont à jamais pris place aux côtés d’Emma Bovary ou de Ferdinand Bardamu, c’est dire.

Et les femmes, c’est du poulet ?

Mais que vient faire Manchette chez les Fauteuses ?
Reconnaissons que dans beaucoup de romans noirs, et parfois de très bons, une femme, le plus souvent une belle femme sinon ça perd de son charme, a pour principale fonction de finir sur la table d’un médecin légiste, après différentes variantes souvent peu réjouissantes. Elle peut également accompagner l’enquêteur dans sa quête et les romans noirs ne manquent pas de ces petites fliquettes en blouson épais ou de ces charmantes secrétaires dépliant leurs longues jambes pour venir apporter un dossier important. Objet de désir, parfois protégée, souvent menacée, la femme n’est pas une étrangère au pays du roman noir.

Avec Fatale, il démontre qu’un personnage féminin peut tenir un roman noir à bout de bras, et même avec de petits bras en apparence bien délicats.

Quelques auteurs ont aussi pu décider de jouer avec des stéréotypes qui se retournent alors aussi sûrement que la veste d’un ministre d’ouverture. Manchette est de ceux-là, lui qui construit des personnages en perpétuelle tension entre un modèle qu’ils sont censés incarner et une réalité qui leur remet les pieds sur Terre. Avec Fatale, il démontre qu’un personnage féminin peut tenir un roman noir à bout de bras, et même avec de petits bras en apparence bien délicats. Il s’amuse, dès le titre de son roman, avec l’image très stéréotypée de la femme fatale : quand les hommes tombent aux pieds de l’héroïne de son roman, ils s’en relèvent rarement. Sa femme n’est fatale qu’au sens tragique : funeste et implacable, elle sème le malheur, dans les villes qu’elle visite. La quatrième de couverture nous met d’ailleurs au parfum en quelques mots : « C’est l’histoire d’une tueuse professionnelle, solitaire et aliénée, qui fait son œuvre sanglante. »

Tirer un coup dans la forêt.

Tout commence, dans Fatale, par une situation aussi banale qu’inquiétante. Un groupe de chasseurs est à l’ouvrage dans une forêt. Ces chasseurs sont dans l’ensemble « ventrus et sanguins », surtout un dénommé Roucard. Ce gros bonhomme, qu’on imagine volontiers bien rougeaud et amateur de Ricard, décide de s’aventurer seul sur des chemins escarpés. C’est alors qu’il croise celle qu’il appelle Mélanie Horst. Il semble reconnaître la jeune femme et s’étonne à peine de la voir porter « un calibre 16 à la bretelle ». Il commence à s’approcher, l’air franchement intéressé par cette jeune femme au « visage délicat ». On peut ainsi lire que le personnage « s’avançait vers elle en l’appelant sa chère enfant et il avait la voix paternelle cependant que ses gros yeux parcouraient sans cesse la silhouette mince de la jeune femme. » On aura bien compris ce qui passe dans la tête du gros Roucard quand il croise cette jolie fille au fond d’un bois. En bon chasseur, l’homme semble avoir envie de sortir son fusil de l’étui. Il a pourtant à peine le temps de faire marcher sa libido : « avant même qu’il eût cessé de sourire elle lui vida les deux canons dans le buffet ». Le coup tiré n’a pas été celui auquel on pouvait s’attendre. Fin de partie pour le gros Roucard et début des aventures de celle dont on ignorera encore à la fin du roman le véritable nom.

Au fond de l’Inconnue, pour trouver du mystère.

Fatale, la femme de Manchette l’est donc avant tout par sa très grande maîtrise de différentes armes. Son corps est indéniablement la meilleure d’entre elles et la jeune femme n’hésite pas à développer une séduction discrète mais efficace pour attirer ses proies, qu’il s’agisse de négocier un contrat ou d’éliminer une cible. Elle semble avoir pour habitude de s’immiscer dans la bourgeoisie locale de petites villes, dans le but d’y repérer les différentes inimitiés. Une fois intégrée à la petite société, elle finit par proposer ses services, services qui sont toujours acceptés.
Pour autant, ses motivations restent obscures. On pense bien à l’argent récupéré à chaque contrat. Seulement, c’est plutôt maigre, comme explication, et, au fil du roman, on ne sait plus très bien si l’argent est une fin, un moyen ou un simple prétexte. Dès le deuxième chapitre, l’auteur évoque une scène pour le moins étonnante, dans laquelle cette tueuse, en fuite dans un train et complètement nue dans un wagon-lit qu’elle a réservé, se gave d’une choucroute arrosée de champagne alors que, simultanément, elle se livre à une sorte de masturbation avec les billets de banque que vient de lui rapporter son contrat. Alors qu’elle mastique goulûment une choucroute qui lui dégouline sur le corps et qu’elle se livre à cette étrange prestation, le lecteur ne sait plus trop si elle rit ou elle pleure.
Le personnage va donc rester une énigme, et il faut dire que, par la très grande distance que le narrateur installe constamment entre le lecteur et les personnages, l’auteur ne nous aide pas à percer le mystère de ce tueur à gages pas banal. On peut se lasser de cette distance, j’avoue au contraire l’apprécier parce qu’elle nous rappelle qu’autrui n’est qu’un mystère, et également parce que cette distance n’est jamais très loin d’une ironie redoutable.
L’argent, celle qui va prendre le nom d’Aimée Joubert pour son nouveau contrat le recherche donc. Mais elle le poursuit également, elle le pourchasse, dans une volonté de destruction de moins en moins masquée au fil du roman. L’appât du gain devient ainsi une raison de moins en moins pertinente. Après la petite partie de chasse, le lecteur va suivre la lente avancée de la jeune femme dans la bourgeoisie de Bléville la bien nommée, « ville pourrie par le fric » et gangrénée par des notables peu scrupuleux. Cette ville va se révéler être un terrain de jeu idéal pour Aimée Joubert. La jeune femme va décider de faire tomber un maximum de « gros cons », pour reprendre ses paroles pour le moins lucides sur la bourgeoisie de Bléville.
Cette aventure-là, bien entendu, va finir par déraper, et le bras de fer entre Aimée et Bléville va mal finir. Laissons le soin au lecteur curieux de constater par lui-même l’issue de ce contrat sanglant.
Ajoutons simplement que Fatale a également l’extrême gentillesse d’héberger un personnage qui pourrait, à lui seul, justifier la lecture ce court roman : le Baron Jules, sorte de comète à la fois comique et tragique qui éclaire ce roman bien sombre.
Pour le plaisir, découvrons d’ailleurs l’entrée de ce Baron Jules dans le roman, au début du chapitre 6 :

-Foutre ! Ca soulage s’écria une fois le baron.
Il n’avait pas vu Aimée, qui restait immobile, assise sur une banquette. On entendait l’urine heurter continument le papier peint. Un lac sombre se formait sur la moquette vert bronze entre les jambes bottées de l’intrus. L’homme était grand et un peu pansu, vêtu de culottes de cheval et d’un chandail brique à col roulé trop grand pour lui et reprisé à plusieurs endroits. Il avait une grande tête rose à grand nez, des yeux gris clair et un bouillonnement de cheveux blond platine qui grisonnaient. Il devait avoir la cinquantaine passée. Il tourna la tête et vit Aimée.
-Par l’enfer ! Une dame, observa-t-il.
Il se tourna vers elle en même temps qu’il achevait de refermer sa braguette.
-Je me présente : Baron Jules, dit-il. Veuillez croire que je n’ai pas accoutumé de pisser par terre devant des personnes du sexe. Honneur à la beauté ! hurla-t-il soudain. Respect aux dames ! (Il sembla se calmer) Le fait est, dit-il d’un air mondain, que je me retiens depuis que ce matin l’on m’a libéré de clinique psychiatrique. Je me réservais pour la moquette du gros Lorque, voyez-vous ?
Aimée hocha la tête, interdite mais point inquiète.
- Vous ne voyez rien du tout ! affirma la baron Jules. Vous êtes étrangère à tout ceci, et jeune ! Et fort désirable ajouterai-je, encore que j’aime chez une femme un peu plus d’embonpoint.
-Ah bon, dit Aimée.
Le baron lui sourit.
-FAUT MANGER DE LA SOUPE ! Hurla-t-il à plein poumon. »


Femmes, femmes, femmes.

Ce roman noir a donc pour héros une femme, mais qu’on n’espère pas y trouver pour autant un renversement féministe. Qu’on n’espère pas, en définitive, y trouver une quelconque théorie sur la Femme, ni sur quoi que ce soit. Même si on souligne parfois le caractère engagé de l’œuvre de Manchette, celui-ci n’a pas pour habitude de donner des réponses bien définies : il ne construit jamais une théorie sans proposer simultanément la destruction de cette même théorie. C’est ce qui fait tout son charme. Manchette est un auteur étrange, qui semble s’amuser avec sérieux, ou théoriser avec humour.

Manchette fait donc d’une femme l’héroïne de son roman noir tout en lui refusant une réelle dimension de personnage féminin. On n’en finit pas de se mordre la queue.

La femme ne prend donc pas le pouvoir, à peine joue-t-elle avec ce qui la désigne en théorie comme la victime du roman. Le mystère de Fatale reste entier, comme en jugeront ceux qui atteindront la fin du roman. Aimée Joubert est celle qui apporte la mort dans la ville qu’elle traverse, et son action semble salutaire. Mais elle n’a rien d’un ange vengeur.
Elle n’a rien non plus d’un être de chair, capable de séduire le lecteur comme elle séduit les personnages du roman. Trop de distance. Elle intrigue, elle impressionne, elle emporte, ce qui n’est déjà pas si mal. D’autant que cette femme, tout en exhibant souvent ses charmes féminins pour arriver à ses fins, semble finalement asexuée : nulle trace chez elle de désir. Elle n’a pas le temps, ou pas la place, on ne sait pas trop. Manchette fait donc d’une femme l’héroïne de son roman noir tout en lui refusant une réelle dimension de personnage féminin. On n’en finit pas de se mordre la queue.
Preuve de la complexité de la question, on pourrait même voir ici un banal retour de l’image de la femme semant fatalement le désordre autour d’elle. Seulement, si cette femme est une Ève apportant la désolation, elle évolue dans un monde qui n’a déjà plus rien d’un jardin d’Eden. La peste qui ravage Bléville ne l’a pas attendue pour pourrir les corps et les esprits.
Du sens du roman, chaque lecteur jugera. Mais bien malin celui qui pourra donner le fin mot de l’histoire, et c’est heureux. La leçon vaut peut-être d’ailleurs pour toute réflexion trop théorique et trop arrêtée sur la Femme… D’autant que, tout au bout du récit, au cas où vous penseriez avoir tout compris au personnage, l’auteur nous propose une dernière image de ce personnage féminin, une ultime énigme en forme d’apothéose, qui fait encore prendre au personnage une nouvelle dimension. Il faut lire les romans de Manchette, rien que pour avoir le plaisir de découvrir ses fins superbes et surprenantes, toujours réussie.
Seule certitude, malgré ces questions sans réponses, ce sont bien les femmes qui sont au centre de toutes les attention jusqu’aux derniers mots du livre. Les toutes dernières paroles de son narrateur, c’est à vous, mesdames, que Manchette les réserve. Après une scène aussi envoutante qu’énigmatique, le narrateur dévoile brusquement le destinataire de tout le roman : “Femmes voluptueuses et philosophes, c’est à vous que je m’adresse”. Ainsi s’achève Fatale.
Que l’on ose, après cela, affirmer que le roman noir est un genre réservé aux hommes !

One Response to Carré noir sur fond mauve #1 : une femme fatale

  1. Anaphore
    30 novembre 2010 at 13 h 25 min

    Enfin une critique littéraire qui parle de la forme, on n’y croyait plus !
    Je ne connais pas Manchette, mais plus pour longtemps : vendu.

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