#16 Enseigner aux enfants du voyage : « Ici, rien n’est ordinaire ».

15 mai 2012
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Benjamin a 29 ans. Il est enseignant dans une école maternelle implantée au Réaltor, aire d’accueil pour gens du voyage près de Vitrolles, dans les Bouches-du-Rhône. Il nous livre ici son témoignage sur ce qu’est et peut être l’éducation des enfants du voyage.


Comment l’école est-elle organisée ? Quel est le profil de tes élèves ?
L’école se trouve sur l’aire de stationnement des gens du voyage. C’est un bâtiment en dur. Un local que l’on essaie de rendre le plus agréable possible pour les enfants. C’est une classe unique qui accueille des enfants de 2 à 6 ans et je joue donc à la fois le rôle d’enseignant et de directeur. Je suis quand même secondé par une assistante maternelle qui est indispensable pour le bon fonctionnement (préparation du matériel, surveillance de la sieste, ménage, et bien plus…).

L’école est composée d’une salle de classe, d’un petit dortoir (pour les tout petits qui dorment un peu l’après-midi) qui sert aussi de salle de motricité, mon bureau, et de sanitaires pour les enfants.
Concernant le profil de mes élèves, il faut d’abord que je revienne sur leurs origines.

Ce sont tous des tsiganes, d’où le nom donné à l’école « Tikno Niglo », qui signifie en tsigane « petit hérisson » ; le hérisson est pour eux un animal emblématique (je ne vais pas m’étendre sur ce sujet mais quelques-uns de mes élèves m’ont même avoué en avoir déjà mangé..). Dans la grande famille des tsiganes, il y a 3 « groupes » principaux qui refusent souvent d’être assimilés les uns aux autres : 1) Les manouches qui sont d’origine d’Europe occidentale ; ils sont tous français depuis des générations ; les plus connus sont Django Reinhart, Bouglione, Zavata… ; 2) Les gitans qui ont connu une influence espagnole importante mais qui ont été pour la plupart sédentarisés et enfin 3) les Roms d’Europe centrale (Roumanie, Serbie…). Ce sont les derniers à être arrivés en France. Ils n’ont pas la nationalité française, vivent de petits boulots et habitent dans des bidonvilles.

A l’école, j’accueille principalement les enfants dont les parents sont stationnés sur l’aire de stationnement ; ils ont le statut de « gens du voyage » et ce sont essentiellement des manouches. Ils parlent français avec quelques expressions bien particulières. Ils peuvent rester sur l’aire uniquement deux fois, trois mois par an… J’accueille également des Roms qui habitent dans les bidonvilles aux abords de l’école. Généralement, ils ne parlent pas français et il est très difficile de faire comprendre aux parents l’importance de l’école pour leurs enfants ainsi que les règles de fonctionnement (horaires, conditions sanitaires…). L’école n’est pas leur priorité dans un monde où ils ont déjà du mal à vivre tout simplement.

As-tu choisi de travailler dans cette école ?
Au départ, non. J’étais remplaçant sur la zone où se trouve l’école et l’Inspection m’a demandé de venir remplacer quelqu’un qui était en maladie et qui n’avait que peu de chances de revenir avant la fin de l’année scolaire. Un peu d’appréhension quand on m’a décrit l’école, le lieu où elle se trouvait, l’isolement… Un petit soulagement quand on m’a annoncé que c’était une école maternelle et que je n’avais alors à accueillir les enfants que jusqu’à 6 ans. Comme cette année de remplacement s’est bien passée, j’ai fait la demande du poste pour l’année scolaire suivante.

Qu’est-ce qui t’a plu et qui continue à te plaire ?
Ce qui m’a plu et qui me plait toujours, c’est la rupture avec une école ordinaire. Ici, rien n’est ordinaire et il faut sans cesse s’adapter aux enfants qui arrivent et partent au cours de l’année. Les journées ne se ressemblent pas et il y a beaucoup d’imprévus. Ce que j’aimais bien justement dans le métier de professeur remplaçant, c’était de bouger, de découvrir des écoles, des différences de fonctionnement… et de ne pas rentrer dans une routine. Finalement, ce poste demande autant de facultés d’adaptation qu’un poste de remplaçant ; ce n’est plus moi qui change de lieu mais ce sont les enfants qui arrivent et partent.

Par ailleurs, ce qui me plait vraiment et qui est très motivant, ce sont les enfants qui arrivent à être scolarisés régulièrement même sur une courte période. Ils progressent à une allure bien plus rapide et repartent en ayant le sentiment que l’école leur a apporté quelque chose. Tout le défi de ce poste est là : réussir, pendant l’instant où l’enfant est scolarisé, à lui apporter un maximum de savoirs qu’il pourra réinvestir assez rapidement par la suite et faire prendre ainsi conscience aux enfants et aux familles le rôle primordial de l’école dans l’éducation et dans l’avenir de leurs enfants.

Tu dis que les journées ne se ressemblent pas, mais y a-t-il cependant un rythme récurrent que tu pourrais identifier ?
Si une journée se passe à peu près normalement, ça donne cela :
Les enfants sont accueillis de 8h50 à 9h10. Ils sont accompagnés par les parents. Ils font des activités libres en arrivant. Ensuite la matinée est rythmée par des moments de regroupement avec tous les élèves pour la lecture d’histoires, l’apprentissage de comptines, de chansons, la passation de consigne des ateliers proposés, etc. et des moments d’ateliers par niveaux, de séances de motricité.

Aux alentours de 10h30, un petit temps de pause se fait dans la cour de récréation pour une reprise vers les 11h. Les parents viennent rechercher leurs enfants entre 11h50 et 12h pour qu’ils aillent manger chez eux (dans leur « camping » comme ils appellent leurs caravanes).

Ensuite, reprise à 12h50 avec un petit temps d’accueil, le temps que les enfants arrivent. Les tout petits vont faire la sieste sous la surveillance de l’assistante maternelle et pendant ce temps, on aborde les notions « sérieuses » avec les moyens et les grands (phonologie, écriture, etc…). Les petits se lèvent vers 14h45 et on en profite pour aller en récréation. Après la récréation, le temps qu’il reste avant 15h50 est consacré à des activités manuelles, de la musique et à un retour sur la journée passée à l’école.
Enfin, quand les enfants sont là régulièrement, je prends en charge de 16h à 16h30 les élèves de Moyenne et Grande section pour un accompagnement encore plus spécifique.

Qu’est-ce qui est le plus difficile ?
Plusieurs points sont assez difficiles sur ce genre de poste :
- Le suivi des élèves : je ne sais jamais quand est ce que les élèves vont arriver, quel niveau ils vont avoir et à quel moment ils vont repartir (les parents eux-mêmes ne le savent que très rarement) ; donc il est souvent difficile de se lancer dans des projets à long terme.
- L’isolement : se retrouver seul, même s’il y a l’assistante maternelle. Le fait de ne pas pouvoir échanger avec des collègues des problèmes rencontrés, des réussites mais aussi des échecs… J’ai un quota de réunions auxquelles je dois assister. Pour cela, on m’a demandé de me rattacher à une école maternelle des Milles. C’est intéressant de se retrouver en équipe mais très souvent les problématiques abordées sont bien différentes des miennes.
- L’intégration des parents : arriver à ce que les parents tsiganes fassent confiance aux « gadjé » (terme donné aux sédentaires par les gens du voyage, pas forcément dans un bon sens) ; arriver à leur montrer l’importance de l’école (ici, l’importance de l’école maternelle qui a moins de poids que l’école élémentaire mais qui est indispensable pour une bon départ à l’école élémentaire).
- Et enfin, et ce n’est pas le moindre, la gestion de tous les partenaires qui gravitent autour de l’école et les conflits que cela peut engendrer (personne qui ne reste pas à sa place, refus de scolarisation d’enfants ne rentrant pas dans leurs « critères »…).

Tu évoques la question des parents. Comment se passe les relations avec eux ?
La confiance des parents est difficile à avoir. Le facteur qui joue en notre faveur est que nous sommes deux adultes dans l’école ; en plus, un homme et une femme, c’est important je pense. Les parents vont se retrouver plus dans le côté maternel de mon assistante maternelle tout en étant rassurés qu’un homme « gère la situation » et prenne en charge l’organisation des journées d’école. Ce qui est difficile avec certains parents, c’est qu’ils ne comprennent pas non plus que cette école est une véritable école (et non pas une garderie). Ils ont alors du mal à se plier aux règles de fonctionnement (horaires à respecter, donner les personnes habilitées à venir chercher leur enfant, etc…) mais aussi à comprendre qu’il peut arriver que leur enfant se salisse en faisant une activité, ou que leur enfant se fasse mal, même si on reste vigilent et toujours près des enfants (c’est le côté très protecteur des parents des enfants du voyage : l’enfant est roi. Il ne doit pas pleurer, il peut faire tout ce dont il a envie… alors imagine quand on doit poser un cadre, mettre en place des règles de vie, etc.)

Une salle de classe ordinaire

Dois-tu mettre en place des ressources pédagogiques particulières ?
J’essaie du mieux que je le peux, même si je pense que ce genre de poste mériterait une forme de spécialité, une formation particulière pour répondre au mieux aux besoins de ces élèves. La difficulté est de différencier pour chaque élève qui arrive et qui a un vécu de l’école tout à fait personnel. Certains n’y sont jamais allés, certains ne parlent pas le français mais sont déjà allés à l’école dans leur pays d’origine, d’autres ont déjà quelques notions, mais comme ils n’ont pas été scolarisés régulièrement, il faut souvent reprendre tout au début et reconstruire petit à petit. Après, j’essaie aussi d’enseigner comme dans une classe ordinaire afin qu’ils connaissent le fonctionnement de l’école et qu’ils ne soient pas complètement perdus quand ils devront être intégrés dans une classe.

Je pense que c’est une chance pour eux que cette école existe ; et c’est la seule dans l’académie. Du fait de son caractère particulier, de ses effectifs un peu plus réduits, les enfants ont plus de facilité à s’intégrer, à devenir élèves pour ensuite intégrer une école ordinaire. Car très souvent, ils intègrent directement une école et là, c’est souvent une mauvaise expérience pour eux compte tenu des classes surchargées et donc à la difficulté des enseignants à intégrer ce genre d’élèves décalés qui sont là de façon temporaire.

Y a-t-il un projet particulier que tu aimerais mettre en place ou que tu souhaiterais pour ces élèves ?
J’aimerais pouvoir davantage suivre ces élèves, créer une forme de suivi personnalisé à travers les écoles qu’ils fréquentent. Mais aussi je voudrais davantage les ouvrir vers l’extérieur car ils vivent véritablement dans leur monde. Ils ont du mal à s’ouvrir au monde dans lequel ils vivent, c’est-à-dire la société actuelle. Certes, ils ne sont pas particulièrement aidés vu les préjugés que la société a sur eux, mais je veux les aider à s’intégrer et à montrer aux autres que ce sont des enfants comme les autres.

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