La Fauteuse du mois : Simone de Beauvoir

15 novembre 2011
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Impossible de ne pas parler d’elle dans un numéro « Féminismes ». Simone de Beauvoir est en quelque sorte la féministe par excellence, emblématique, iconique. Trop souvent, on ne retient d’elle que la célèbre formule « On ne naît pas femme, on le devient » ; parfois aussi, on la réduit à n’être que la compagne de Sartre. Souvent, elle fait peur, ou agace. C’est pourquoi on a aussi souvent tenté de « lisser » son image, publiant ses fesses en couverture (Le Nouvel Observateur, 2008) pour rassurer : c’est donc aussi une femme (et pas seulement un cerveau austère et revêche ?), ouf !

Mais alors, qui est-elle ?

Cette icône du féminisme ne se destinait pas à une telle carrière. Dans les années 1930, elle se définit avant tout comme « individualiste », sans ressentir aucune limitation ou oppression du fait de son genre féminin. Au début du Deuxième Sexe (1949), elle écrit « La querelle du féminisme a fait couler assez d’encre, à présent elle est à peu près close : n’en parlons plus. ».

Pendant des années, elle se tiendra à l’écart du mouvement féministe, lui accordant sa sympathie mais décidant de faire confiance à l’avenir pour l’amélioration du sort des femmes : « je pensais que la condition féminine évoluerait en même temps que la société », écrit-elle dans Tout compte fait (1972). Ce n’est que vers la fin des années 1960 qu’elle change d’avis et décide de ne plus attendre, de se battre. Elle s’engagera ainsi, entres autres, pour l’avortement, aux côtés du MLF.

Entre-temps, Le Deuxième Sexe avait fait son chemin, bouleversant des milliers de femmes à travers le monde par sa remise en cause radicale de l’existence d’une « nature féminine », et son analyse des représentations sociales qui constituent l’« éternel féminin ». Aujourd’hui encore, cet essai est une référence. De Christine Delphy à Judith Butler en passant par Virginie Despentes, nombreux sont celles et ceux qui lui reconnaissent une portée toujours actuelle, même si certaines féministes ne se reconnaissent pas dans cette approche qui annonce les études de genre et qui, pour elles, nie la spécificité du féminin. Nancy Huston dans Journal de la création règle ainsi ses comptes avec l’idole de sa jeunesse, montrant le rapport ambigu et très complexe que Beauvoir entretient avec le corps féminin.

Un rapport ambigu qui vient sans doute du fait, comme elle le reconnaissait lucidement, que son itinéraire de femme intellectuelle et émancipée n’ait pu être possible que par le rôle essentiel joué par son père. Très tôt, elle s’identifie à un modèle masculin, se félicitant que son papa lui trouve un « cerveau d’homme » (Mémoires d’une jeune fille rangée). Se sentant « à jamais déchue » à l’apparition de ses premières règles qui signent pour son père la fin de leur entente intellectuelle, elle ne peut envisager son émancipation que par le rejet du rôle féminin ordinaire dans son milieu bourgeois catholique.

En Sartre, elle pense avoir trouvé son « double », et se félicite de pouvoir être intégrée aux discussions de leurs amis philosophes, contrairement aux autres femmes. Elle pense avoir réussi à être égale aux hommes tout en conservant sa « féminité », cumulant les avantages des deux sexes sans rien renier (comme elle l’écrit en 1958 dans les Mémoires d’une jeune fille rangée). Elle ne se rend pas encore compte qu’aux yeux du monde et de la société, et malgré leur pacte de ne faire qu’un, elle n’est pas l’égale de Sartre mais « sa femme », forcément moins légitime dans le champ intellectuel.

En 1982, face à sa biographe, elle reconnaît son aveuglement de l’époque : « À la maison, on m’apprenait que les filles étaient inférieures aux hommes mais on me disait en même temps que je devais me comporter comme un homme [...]. Mon père me complimentait parce que j’avais un cerveau d’homme. J’avais une position privilégiée avec Sartre. Et j’étais là, en 1956-1957, à écrire mes Mémoires et à me louer parce que j’alliais ‘un cœur de femme et un cerveau d’homme’, tout en croyant que je ne renonçais pas à ma ‘féminité’. Ce n’est pas étonnant que j’aie dû passer tellement de temps à réfléchir et à écrire sur moi-même, sur qui j’étais et ce que j’étais. » (Citée dans Simone de Beauvoir de Deirdre Bair, 1991).

La prise de conscience se fera petit à petit, notamment à travers le torrent de misogynie qui se déverse à la parution du Deuxième Sexe : « Insatisfaite, glacée, priapique, nymphomane, lesbienne, cent fois avortée, je fus tout, et même mère clandestine. On m’offrait de me guérir de ma frigidité, d’assouvir mes appétits de goule, on me promettait des révélations, en termes orduriers » (La Force des choses, 1963).

Intellectuelle, féministe, donc (forcément !) mal baisée. En témoigne le très élégant « à présent, je sais tout sur le vagin de votre patronne » de François Mauriac adressé aux Temps Modernes après la publication de chapitres du Deuxième Sexe. Un mépris que montre aussi cette non moins élégante vision du couple Sartre-Beauvoir en Tintin et Milou par l’éminent journaliste Eric Neuhoff, en 1981 : « Aujourd’hui, preuves en main, il n’est pas interdit de penser que Simone de Beauvoir était Milou. Un Milou qui, un an après la disparition de Tintin, lèverait la patte sur ses culottes de golf » (Le Quotidien de Paris, 14 décembre 1991).

Malgré le prix Goncourt obtenu en 1954 pour le roman Les Mandarins, malgré la qualité de ses écrits et le renouvellement littéraire dont elle sait faire preuve (par exemple avec Les Belles images, en 1966, qui se rapproche des recherches formelles du Nouveau Roman), elle a souvent été considérée comme une écrivaine de second rang, dont le lectorat se limite à la « petite bourgeoisie » (voir à ce sujet l’excellent essai de Toril Moi, Simone de Beauvoir, Conflits d’une intellectuelle, dont on peut trouver deux extraits ici). Elle-même fut d’ailleurs gênée par le succès des Mémoires d’une jeune fille rangée, regrettant qu’on ait apprécié la peinture de la société bourgeoise sans prêter suffisamment attention aux efforts qu’elle avait faits pour s’en libérer.

Car Simone de Beauvoir, c’est aussi l’héroïne de ce stimulant roman de formation qu’est Mémoires d’une jeune fille rangée, qui a marqué des milliers de lecteurs (et notamment de lectrices) : l’itinéraire d’une libération. Beauvoir est véritablement une fauteuse : agrégée de philo à 21 ans, elle s’échappe de son milieu pour vivre dans le péché avec le jeune Sartre, avec qui elle forme un couple libre d’une radicale modernité. Ensemble, ils voyagent, écrivent, discutent, enseignent. Ils vivent également des relations de trio amoureux avec leurs anciennes élèves, apparaissant ainsi, dans leur correspondance, comme de nouveaux Merteuil et Valmont initiant les jeunes filles (ce qui a d’ailleurs eu des conséquences douloureuses pour certaines des intéressées, comme Bianca Lamblin). Elle vit des histoires d’amour passionnées avec Jaques-Laurent Bost, Robert Algren ou Claude Lanzmann. Elle signe le manifeste des 343 salopes, refuse la maternité, ne vivra jamais avec Sartre. Tantôt sincère, semblant se livrer sans fard dans ses autobiographies, tantôt manipulatrice comme le révèlent parfois ses lettres et ses carnets (progressivement publiés par Sylvie Le Bon de Beauvoir qu’elle a adoptée et qui perpétue aujourd’hui son héritage). Mais toujours profondément libre.

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