#10-Voir La Vie en Rose avec Françoise Guénette

15 novembre 2011
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Presse féminine, presse féministe : la lumière pour les unes et l’ombre pour les autres ? En France, on pense à Causette, qui depuis sa naissance en 2009, est arrivée à se frayer un chemin parmi le grand public et les kiosques à journaux, mais on oublie parfois Clara Magazine, moins récent, mais plus confidentiel.

Sortir de l’ombre, toucher un large public de femmes, tel était le but en 1980 de La Vie en Rose, magazine féministe québécois, menée par un noyau de femmes de divers horizons, dont Françoise Guénette, journaliste depuis 38 ans et qui anime actuellement des débats d’actualité sur Radio Canada, fut l’une des corédactrices.

Nous l’avions rencontrée à l’occasion d’une conférence donnée à l’Université d’Ottawa en novembre 2010. Fauteuses de trouble naissait à peine, ne s’affichait pas féministe mais féminin tout en ayant une conscience féministe plurielle (ce qui est toujours le cas !), et nous nous étions dit que ce serait bien intéressant d’entendre l’aventure de La Vie en Rose, achevée en 1987, puis ressuscitée, le temps d’un numéro hors-série pour ses 25 ans, en 2005.

Une année a passé mais nous avons gardé au chaud cet entretien pour fêter nos un an ! Le voici. L’accent en moins.

Luise Yagreld. Dans quel contexte La Vie en Rose est-il apparu au Québec ?

Françoise Guénette. Il y avait déjà une petite tradition de revues féministes, comme Québécoises, indépendantiste et socialiste, Tête de Pioche, plus radical, ou encore La Gazette des femmes, une revue gouvernementale publiée par le Conseil du Statut de la Femme .

Quand l’idée de La Vie en Rose est née parmi un groupe de militantes féministes en 1979, je n’étais pas là, car à l’époque, je n’étais pas militante mais journaliste, dans un milieu très conformiste d’ailleurs, celui de Radio-Canada. Je les ai rencontrées car je couvrais alors les sujets sociaux ; elles m’ont parlé de leur projet, j’ai été emballée et c’est ainsi que j’ai rejoint ce groupe de femmes qui sont devenues mes amies. Mais je suis la seule à être arrivée dans l’équipe comme journaliste et non comme militante. L’époque était aux grandes batailles féministes, aux manifestations assez spectaculaires : les luttes pour des garderies gratuites et collectives, pour l’égalité au travail, l’égalité salariale, autant de batailles menées par des syndicats ou des féministes autonomes. Le féminisme était alors un mouvement parmi d’autres mouvements, dans une époque agitée, propice aux combats politiques et sociaux. La Vie en Rose est arrivé à la fin de cette époque-là. On voulait faire un magazine grand tirage, moins confidentiel que ce qui existait déjà, pour viser un grand nombre de femmes.

Quel était l’esprit du magazine ?

Il touchait un peu à tout, car il venait d’un mouvement collectif : on était six ou sept pour le noyau central, entourées d’une trentaine de collaboratrices. En 1980, on a fait paraître quatre petits numéros insérés dans un magazine de gauche, Le Temps fou, car on n’avait pas de moyens financiers. En un an, après avoir ramassé assez d’argent, on a sorti un premier « vrai » numéro. Les premières années, comme on n’avait aucun capital, on ne sortait que quatre numéros de 64 pages par an, sur papier brouillon ; ce n’était pas très beau ! Mais à chaque fois, et ce dès les premiers numéros, il y avait un dossier de fond sur un sujet politique. Pour le premier, en mars 1981, c’était « Le salaire au travail ménager » : on reprenait l’analyse de féministes italiennes qui s’étaient demandé si le travail domestique ne méritait pas un salaire, si ce type de travail non rémunéré n’était pas le fondement-même de l’exploitation des femmes dans d’autres domaines comme la prostitution ou le travail d’aide et de soin gratuit; comme si, par amour, il était normal que les femmes remplissent plusieurs missions sociales sans jamais être payées. C’était assez radical de demander une rémunération pour le travail à la maison, mais ça ne touchait pas que les femmes. Ce dossier est apparu provocateur, car le discours des syndicats et des féministes était qu’il ne fallait absolument pas payer les femmes pour rester à la maison, mais les amener à entrer sur le marché du travail. On ne disait pas le contraire, mais on pensait qu’il fallait socialiser le travail privé, au lieu de dire qu’économiquement, le problème n’était pas là.

Le magazine avait quatre objectifs : dénoncer les situations d’exploitation des femmes au Québec ou ailleurs, faire écho aux débats qui agitaient les féminismes (féminisme radical, lesbien, hétéro…), débats qui agitaient d’ailleurs la rédaction de La Vie en Rose, exposer la culture des femmes et faire rire, utiliser l’humour. On nous a parfois reproché d’être un peu difficile à lire, pourtant ça n’a jamais été une revue de théoriciennes, mais une revue de communication à grand tirage (on faisait dans les 40 000 tirages à la fin). On ne parlait pas de sujets féminins traditionnels comme la mode ou la cuisine, notre contenu était plus politique, on cherchait à parler de tous les sujets de société mais avec un point de vue féministe. C’était un projet politique militant, mais qui est forcément devenu commercial dans le choix des sujets et des couvertures qui puissent accrocher le lectorat.

Comment s’est passée la réception des premiers numéros ? Comment s’est formé votre lectorat, avait-il des attentes particulières ?

Il y avait beaucoup d’attentes. Le premier numéro inséré dans Le Temps fou a été vite remarqué par les grands médias qui ont relayé la nouveauté de notre magazine, son ton particulier. Les grands journaux qui couvraient assez mal les dossiers sur les femmes, sauf sur les cas un peu spectaculaires, ont été respectueux ; nous n’avons pas été ridiculisées dans la grande presse. Les commentaires étaient toujours très positifs : on donnait du féminisme une image moins rébarbative que le cliché « féministes = femmes qui haïssent les hommes ». Les femmes qui en faisaient la promotion, hétéros, plutôt jolies, donnaient une image très médiatique qui tranchait avec d’autres modèles qui avaient un discours plus radical. Nous, sur le fond, on partageait la même analyse radicale, la même analyse du patriarcat, mais on prenait d’autres moyens. Très vite, en l’espace d’une année et demi, nous avons eu beaucoup de demandes d’abonnements et d’informations venant de femmes qui habitaient ailleurs qu’à Montréal, dans des villes plus petites ou même isolées, qui se disaient féministes, ne se retrouvaient pas dans la presse féminine de l’époque et qui n’étaient pas abonnées aux revues féministes plus petites et plus radicales. La réception a donc été très bonne et on a vite été suivies par un lectorat très fidèle de femmes et de quelques hommes aussi. Un rapport fort s’est installé avec les lectrices fidèles du début, un sentiment d’appartenance de ces lectrices à LEUR magazine s’est créé. Cependant, nous avons aussi souvent reçu des lettres de protestation de féministes de la première heure qui auraient aimé que les différences entre les féminismes n’apparaissent pas. On a également reçu beaucoup de courrier critiquant notre choix, dans un numéro, de donner la parole aux hommes.

Comment et pourquoi La Vie en Rose s’est-il terminé ?

Il y avait beaucoup de plaisir au début, mais au fur et à mesure, ce plaisir a disparu, en raison de l’aspect matériel, des contraintes de périodicité, des contraintes économiques, de la difficulté à rentabiliser le magazine. Nous étions toutes très mal payées, on utilisait des petites combines en jouant avec les prestations sociales à tour de rôle. Et puis en 1987, le climat social s’est modifié au Québec : le déclin du Front de Gauche, le changement des valeurs dans la société, une perte d’intérêt des gens pour des causes politiques et le développement des valeurs plus individualistes ont fait qu’il était plus difficile de maintenir notre lectorat. L’évolution s’est faite également dans le féminisme, moins centré sur les grosses manifestations, qui est devenu plus souterrain, plus diffus. C’était plus difficile d’être pertinent politiquement car le féminisme avait changé. Les journaux ont également commencé à mieux parler des enjeux concernant les femmes, plus de femmes écrivaient dans les grands médias avec une analyse féministe, ce qui n’était pas le cas au début du projet. Une autre raison de cet échec vient du fait que nous n’avons pas réussi à renouveler l’équipe avec de jeunes féministes. Le groupe s’est dissout, celles qui n’étaient pas journalistes au départ sont d’ailleurs parties. Je pense toutefois que nous avons réussi à changer l’image négative du féminisme, en restant accessible, en dépit des tensions qui pouvaient exister au sein du groupe mais également avec d’autres féministes. Ce qui a rendu cette expérience enrichissante, c’est la liberté que nous avions, la possibilité d’aller au bout de ce qu’elle voulait faire.

Les numéros de La Vie en Rose sont consultables en ligne, ICI.

Un article écrit par Françoise Guénette à l’occasion du Hors-Série de La Vie en Rose en 2005, « Vieille peau, jeunes angoisses », est disponible sur le site du CDEACF (Centre de Documentation sur l’Education des Adultes et de la Condition Féminine), ICI.

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