#8- Folie : l’oeil de Foucault

15 septembre 2011
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A bas la psychiatrie !

Les années 60 ont connu le développement d’un courant dénonçant les pratiques psychiatriques dans les hôpitaux. Ce courant, l’antipsychiatrie, appelait à une prise de conscience de la part des praticiens psychiatres, et plus largement de la société en son ensemble, de la vanité, voire de l’absurdité (qui pouvait être alors criminelle) des soins psychiatriques. Dans une période où l’enfermement des « malades » était la norme, et où les traitements privilégiés étaient les électrochocs et la lobotomie, il fallait un véritable soulèvement pour dénoncer des pratiques d’autant plus pernicieuses qu’elles se menaient sous couvert de scientificité. Que devenait le patient derrière un tel traitement ? Pouvait-on décemment prétendre agir pour son bien ? Ce courant émergea à la croisée des champs artistiques, psychiatriques et philosophiques. Antonin Artaud fut le fer de lance de la dénonciation, ayant éprouvé dans sa chair la profonde violence et l’absurdité complète du soin, il se plaçait de l’intérieur de son délire schizophrénique pour juger une société qui prétendait lui vouloir du bien alors qu’elle lui faisait tant de mal. L’antipsychiatrie eut pour mot d’ordre de rendre la parole à la folie.

Folie et aliénation

Ce mot d’ordre fut repris par Michel Foucault qui, dans son Histoire de la folie à l’âge classique propose une archéologie de cette confiscation de la parole des fous et rend compte, à travers une étude longue et détaillé, d’une véritable neutralisation de la folie par la Raison. Si son analyse porte sur l’âge classique, c’est que la conscience de la folie qui s’y dessine marquera durablement la Folie de ses stigmates. Au début du 17ème siècle, la France connaîtra une période d’enfermement généralisé dont Foucault ne cherchera pas à isoler la cause (cette lecture causaliste de l’histoire lui est étrangère), mais plutôt à jauger la portée. Disons, pour être encore plus précis, qu’il s’agira de comprendre quel est le sens de cette stratégie d’enfermement, au-delà de la conscience que pouvaient en avoir les acteurs. C’est ce que Foucault nommera une episteme dans Les mots et les choses. Cette episteme désigne un réseau de connaissances qui échappe aux acteurs d’une époque tout en déterminant ses productions. Cette stratégie de l’enfermement va entrer en résonance avec un texte philosophique majeur, fondateur du rationalisme : les Méditations métaphysiques de Descartes. Dans son entreprise de fondation de la rationalité, Descartes mentionne une fois la possibilité de la folie : « Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps ci soient à moi ? Si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont nus ; ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi, ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples ». Ce texte très court, qui pourrait n’être considéré que comme une incise dans un texte majeur, porte pourtant un effet véritable pour qui sait le lire. Nous sommes alors dans le cheminement du doute méthodique (qui deviendra ensuite hyperbolique) qui a pour fonction d’interroger nos connaissances, de montrer qu’en amont d’un doute radical, la raison peut se fonder elle-même et qu’elle devient alors un critère absolu de vérité. On se souviendra de la thèse de Descartes selon laquelle « Le bon sens est la chose au monde la mieux partagée », et on comprendra alors la portée réelle de ce court texte qui a tant retenu l’attention de Foucault. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’exclure le fou de la communauté humaine. Rationalité et folie sont mutuellement exclusives : l’exercice de rationalité peut se jouer au prix de bien des paris (doute radical, existence d’un « malin génie »), elle ne se risquera pas à une confrontation à la folie. Le rationalisme cartésien se fonde sur une scission fondamentale entre ce qui est du ressort de la raison et ce qui est pur effet de la folie. Si Descartes accompli le travail de neutralisation de la folie sur le plan théorique, il est remarquable que la même démarche soit alors mise en place sur le plan politique en enfermant purement et simplement les fous.

Une « perception asilaire de la folie »

Ici, il faut suivre la précision de Foucault pour ne pas tomber dans un contre sens. Cette stratégie d’enfermement ne vise pas les seuls fous. Seront également enfermés les asociaux, les clochards … Toute une frange de la population que l’on ne veut plus à l’extérieur. Mais ce geste est tout particulièrement important pour la question de la folie, car c’est à l’intérieur de ces institutions que vont commencer à travailler les médecins. Et ils ne sont pas, au début, convoqués pour traiter médicalement la folie (l’idée que la folie soit une maladie n’est pas alors apparue), ils gèrent les problèmes d’hygiènes qui apparaissent nécessairement dans des institutions d’enfermement avec une population importante. Mais à l’intérieur de ces asiles, les médecins se font progressivement une place, vont établir des taxinomies des fous, essayer de comprendre ce qu’il y a de commun à une population aussi apparemment éclatée. L’idée forte de Foucault, exprimée dans un livre antérieur prend ici tout son sens : « la psychologie n’a été possible dans notre monde qu’une fois la folie maîtrisée » (Maladie mentale et psychologie). Le geste de l’enfermement a créé les conditions de possibilités de cette typologie de la folie. Psychologie et psychiatrie sont dans leur essence liés à ce geste. Les résurgences de cette tendance existent : la sanctification par ces sciences de pratiques qui sont à l’origine des pratiques de neutralisation (l’enfermement) qui deviennent partie intégrante des traitements, des catégorisations qui seront avant tout le résultats de gestion des populations internes aux asiles : ce que Foucault nomme une « perception asilaire de la folie ». Tout cela marquera durablement la folie, puisqu’elle formate notre perception du fou en créant l’univers conceptuel qui vient entériner l’aliénation.

(c)Cédric Chort

Une psychiatrie moderne émancipatrice ?

La psychiatrie moderne aura donc beau jeu de prétendre avoir libéré les fous des contraintes de l’enfermement imposé par l’âge classique. L’image de Pinel libérant un fou furieux de ses entraves au lendemain de la Révolution Française signera l’acte de naissance de la psychiatrie moderne, en montrant que ce sont les chaînes qui ont rendu ce fou incapable d’accéder à l’humanité. Le mal sera fait selon Foucault, et il n’y a qu’apparence de libération. Il ne s’agira pas de rendre les fous à leur pleine liberté, mais de leur proposer des traitements capables de les adapter aux normes de vie sociale. L’expérience de la folie doit toujours être éradiquée comme telle. L’entrave n’a plus à être physique, elle est passée dans les systèmes de pensée eux-mêmes, d’autant plus efficiente qu’elle est invisible.

Mais l’aliénation originaire de la folie fait périodiquement retour de manière plus visible dans certaines pratiques psychiatriques. Foucault a en particulier étudié le registre de discours des experts psychiatres pour les tribunaux (dans ses cours au Collège de France aujourd’hui publiés). Alliance étonnante entre le registre du médical et celui du juridique. Alliance qui s’éclaire et qui prend tout son sens quand on considère le travail d’archéologue de Foucault, recherchant les traces fossiles de pratiques actuelles, nous permettant alors de comprendre l’ordre de la constitution de ces savoirs, et leurs alliances, a priori, contre nature. Faisant déchoir les savoirs théoriques de leur chaire universitaire, Foucault les fait fonctionner en lien avec ce qui existe en dehors de ces savoirs, avec comme fil directeur une thèse forte qui l’aura conduit sur toute sa carrière : un dispositif de savoirs est toujours un pouvoir qui se masque.

L’heure des bilans

L’Histoire de la folie à l’âge classique a aujourd’hui cinquante ans. L’heure des bilans… Ce texte connut une postérité exceptionnelle et fournit au courant antipsychiatrique une référence forte. Un véritable questionnement de la part de certains psychologues et psychiatres s’en est suivi. Mais cette période a fait long feu, et la réaction est aujourd’hui réelle. Sur le plan sociétal tout d’abord, le retour de l’assimilation de la folie à la dangerosité et les mesures politiques du placement d’office en institutions psychiatriques par les préfets mettent en évidence que le problème de la folie n’est que secondairement médical. L’âge classique ne nous semble plus très loin, même s’il ne s’agit de dire que l’histoire fait un retour en arrière (il faudrait proposer un travail foucaldien pour saisir les nouveaux enjeux de la question)… La pratique psychiatrique qui avait connu un temps de remise en question et une tentative de développement de nouveaux rapports avec les malades n’échappe pas à la tendance : les recours à la « camisole chimique » en sont la meilleure illustration, entraves moins voyantes, mais bien plus efficaces… L’aliénation psychiatrique n’est pas derrière nous, elle est plus efficace que jamais, et les psychiatres ne sont pas les seuls porteurs de cette responsabilité. Ce travail de Foucault fut pensé comme une véritable entreprise de libération des esprits. C’est un travail critique au sens noble, et qui a véritablement porté … Un temps. Signe de son dépassement, un historien, Claude Quétel, propose une Histoire de la folie de l’antiquité à nos jours (aux éditions Tallandier) dans laquelle l’épisode foucaldien devient partie intégrante de cette histoire de la folie. Est-ce à dire que ce regard est historiquement daté et ne peut être réactivé ? Dans tous les cas, la folie continue à poser question. Et, pour certains, problème.

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