#6 Une gourmandise de Muriel Barbery

15 avril 2011
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Avec un numéro consacré à la gourmandise, les Fauteuses ne pouvaient résister à la tentation de plonger dans ce petit roman (165 pages) qui, une fois n’est pas coutume, fait d’un grand critique culinaire, pardon, du plus grand critique culinaire du monde, le personnage principal. À la veille de sa mort, qui ne semble d’ailleurs guère le préoccuper, l’immense gastronome, celui qui régna en maître incontesté sur le monde de la cuisine, se met en quête d’une « saveur qui [lui] trotte dans le cœur » et dont il ne parvient pas à se rappeler, une « saveur d’enfance ou d’adolescence, un mets originel et merveilleux avant toute vocation critique, avant tout désir et toute prétention à dire [son] plaisir de manger ». Le roman nous plonge alors dans les souvenirs du gourmet, mais aussi dans ceux de ses proches, de ceux qui l’ont côtoyé, aimé ou détesté…

En choisissant pareil titre Muriel Barbery ne pouvait qu’attirer l’attention des gourmets au cours de leurs flâneries en librairie. Toutefois, malgré un penchant très net pour le péché de gourmandise – mon plus grand et aussi mon préféré – je ne m’étais jamais laissée aller cette lecture, victime de deux a priori.Tout d’abord, le roman était l’œuvre d’un auteur à succès, celui de L’élégance du hérisson (que je n’ai pas lu non plus, pour les mêmes raisons) et, à tort ou à raison (je dirais volontiers à raison…), je me méfie considérablement des romans à succès. Vous me traiterez peut-être de snobinarde de la littérature (j’assume) mais, en général, je suis déçue par les auteurs de best-sellers (Marc Levy, Anna Gavalda et consorts) et j’ai plutôt tendance à les éviter. Le second préjugé que je nourrissais à l’égard de ce roman provenait… de sa couverture. En effet, alors qu’elle se veut attirante – et cela fonctionne d’ailleurs plutôt bien au premier regard en raison de son caractère multicolore –, l’illustration présentant trois personnages rondouillards (pour ne pas dire obèses) en train de faire du vélo sur des fouets à pâtisserie au milieu d’une forêt d’arbres de chantilly a eu chez moi un effet repoussoir car je m’imaginais sur le point de plonger dans une œuvre un peu « tarte à la crème » (vous me passerez le jeu de mots). De plus, l’association de la gourmandise à la chantilly et au surpoids me déplaisait foncièrement. Je choisissai donc de mettre cette lecture de côté jusqu’à ce que l’idée d’un numéro consacré à la gourmandise apparaisse…

Me rappelant de ce roman, je décidai donc de retourner jeter un œil à la quatrième de couverture et, prête à ce sacrifice au profit des Fauteuses de trouble, je commandai l’œuvre d’un clic de souris, décidant de passer outre cette illustration qui, décidément, ne me plaisait guère. Quelques jours après, j’eus le grand plaisir de découvrir que mon exemplaire était doté d’une toute autre couverture présentant, plus sobrement, une montagne de fraises à côté d’un verre d’eau et de deux œillets blancs. Bien plus sobre donc et remettant au cœur des préoccupations le véritable sujet du livre : la nourriture.

Jean-Baptiste-Siméon Chardin

En effet, même si le critique culinaire est bien au centre de toutes les attentions et de tous les discours, les meilleurs passages sont, à mon avis, ceux entièrement consacrés aux aliments et à leur dégustation. Il est vrai que si j’ai apprécié le caractère polyphonique du roman qui donne la parole aux proches du critique culinaire et à lui-même et donne à l’œuvre une impression de variété, ce que je retiendrai vraiment de cette lecture ce sont les moments où les mets prennent toute la place, où ils s’épanouissent dans une prose agréable et parfois heureuse. La description de leur consommation, en particulier celle des aliments qui me sont chers comme le pain et la tomate, m’a séduite, certainement parce qu’elle parlait à mon cœur – pour m’exprimer comme le héros. L’énumération, page après page, de mets aussi divers, certains à la simplicité déconcertante comme les asperges vertes, « grosses et tendres à s’en pâmer », d’autres aussi mystérieux et sophistiqués que le « coffre de canard Pékin frotté de berbère et rôti au sautoir » et les « quartiers de poires comices aux verts de concombre », nourrit l’imaginaire du lecteur et l’entraîne dans la spirale de ses propres souvenirs et de ses aspirations culinaires. Et parce que, gourmande et gourmet, j’aime passionnément la découverte d’une saveur ou mes retrouvailles avec une autre, déjà connue, j’ai apprécié parcourir légèrement ce livre dans l’attente de cueillir ma première tomate au jardin, réminiscence de l’époque où, petite-fille, j’en croquais en cachette dans le potager de mon grand-père. Le souvenir de cet instant simple et juteux, voilà comment Muriel Barbery le fait décrire par son Pape de la gastronomie :

« La tomate, pourtant, je la connaissais depuis toujours, depuis le jardin de tante Marthe, depuis l’été qui gorge la petite excroissance chétive d’un soleil de plus en plus ardent, depuis la déchirure qu’y faisaient mes dents pour asperger ma langue d’un jus généreux, tiède et riche que la fraîcheur des réfrigérateurs, l’affront des vinaigres et la fausse noblesse de l’huile masquent en sa générosité essentielle. Sucre, eau, fruit, pulpe, liquide ou solide ? La tomate crue, dévorée dans le jardin sitôt récoltée, c’est la corne d’abondance des sensations simples, une cascade qui essaime dans la bouche et en réunit tous les plaisirs. La résistance de la peau tendue, juste un peu, juste assez, le fondant des tissus, de cette liqueur pépineuse qui s’écoule au coin des lèvres et qu’on essuie sans crainte d’en tacher ses doigts, cette petite boule charnue qui déverse en nous des torrents de nature : voilà la tomate, voilà l’aventure. »

Si, vous aussi, vous êtes gourmands et que vous n’aimez rien tant que l’évocation des plaisirs culinaires de toutes natures, vous fermerez sûrement ce livre les yeux clos, plongés dans vos propres souvenirs et dans ceux à venir…

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