#5 Carré noir sur fond mauve : « Ce qui reste quand il ne reste rien »

15 mars 2011
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Il y a des livres qu’on ouvre presque par hasard et il y a des jours où on se dit que le hasard fait bien les choses. « Hasard dit-on. Mais le hasard nous ressemble », répondrait Bernanos.

De Marcus Malte, je ne connaissais rien, ou presque, il y a encore quelques semaines. Il a fallu, pour que je grave son nom dans ma mémoire, que je lise et dévore Les Harmoniques. 19 euros pour un voyage de plusieurs heures. Une sacrée bonne affaire.

Une morte et deux vivants

A présent donc, je connais Mister et Bob, les deux amis qui sont les protagonistes des Harmoniques. Je pense à eux, même après ma lecture, et je les revois. Mister, l’imposant pianiste noir du Dauphin Vert, l’homme sensible grâce à qui tout va commencer, et Bob, l’aîné, l’agrégé de philosophie, capable de parler « sans sourciller pas moins de dix-sept langues, dont certaines oubliées de Dieu lui-même », Bob, qui a quitté l’Education Nationale avant de devenir fou, et qui, du haut de sa soixantaine d’année est à présent le conducteur d’un taxi qu’on aurait pu conduire avant le déluge.

Deux hommes, et une femme dont ils poursuivent l’ombre inlassablement. « Vera Nad, vingt-six ans, jeune femme au visage d’ange ». Vera Nad, aspergée d’essence puis brûlée vive. Vera Nad, dont la dépouille informe a été retrouvée dans un vieil entrepôt : « Parmi les restes calcinés, on avait pu identifier son corps grâce à une couronne en or. Fondue. ». Vera Nad, dont Mister ne sait presque rien si ce n’est qu’elle venait parfois au Dauphin Vert, juste pour l’écouter, qu’elle appréciait sa musique et que ses doigts sur le piano ne jouaient plus que pour elle quand elle était près de lui. Une passante qui lui laisse des remords et des regrets. « Un éclair… puis la nuit ! » (Baudelaire). »

« J’ai dans les bottes  des montagnes de questions, où subsiste encore ton écho, où subsiste encore ton écho. » (Bashung)

En théorie, malgré la violence de cette mort, Mister devrait quand même ressentir une pointe de soulagement : l’enquête a rapidement permis d’arrêter les deux bourreaux de cette jeune femme qui le fascinait tant et les deux hommes ont tout avoué. Un règlement de compte à cause d’un trafic de drogue. Mister devrait donc se réjouir de savoir les deux assassins derrière les barreaux, mais il n’en est rien. « Conneries, tout ça. De la poudre aux yeux – c’est le cas de le dire. Vera n’avait absolument rien à voir avec ces petits dealers. » Alors oui, Mister ne sait rien de Vera et de sa vie, mais il est guidé par son pif qui lui permet de renifler une affaire pas claire, même dans le brouillard le plus complet. Bob peut bien lui citer Saint Thomas ou Descartes pour tenter de le ramener vers la raison, vers le chemin des faits et de la vérité, Mister ne veut rien entendre. Il veut la justice, et justice n’a pas été faite.

Alors les deux hommes vont partir sur les traces de Vera, cette ombre qui plane sur tout le roman et qu’ils vont peu à peu apprendre à connaître. En chemin « pour tenter d’éclaircir le meurtre de la jeune femme, et, par la même occasion, bien qu’il leur eût été difficile de l’admettre, de sauver ce qui pouvait encore l’être de leur âme. »

CC Bryce Edwards

« Vous ne savez pas à quoi vous vous attaquez, dit-il. Vous ne savez pas ce que vous risquez. Vous ne savez rien. »

Cette enquête va les mener loin, très loin, jusqu’à un géant qui n’a plus qu’un bras, jusqu’à un joyeux joueur de guitare accompagné de son trisaïeul, aveugle immortel, jusqu’à un champ de betteraves, ou de patates, on ne sait pas très bien, mais aussi jusqu’à feu la Yougoslavie et jusqu’au sommet de l’état français. Rien que ça. Le tout sur un fond de jazz, avec des paragraphes qui touchent même ceux qui, comme moi, n’y connaissent malheureusement pour eux rien au jazz.

En refermant le livre, on ne retient pas un sifflement d’admiration et on ne peut que saluer la maîtrise et l’ambition d’un romancier qui mêle petite et grande histoire et qui les mêle si bien qu’on ne sait plus très bien ce qui est petit et ce qui est grand.

D’autant que ce n’est pas tout.

« Ceux-là changeaient la hideur en beauté. »

Ce qui fait du roman de Marcus Malte un livre qu’on s’imagine déjà en train de relire tient dans l’extrême sensibilité des mots qui s’entrechoquent et s’enlacent. L’écriture s’avance, à la fois fière et fragile, et elle est élégante sans jamais devenir précieuse. Parfois elle devient lyrique, presque grave lorsqu’il faut parler pour ceux qui finissent brûlés ou qu’on pourrait oublier, mais elle le fait sans jamais sombrer dans la mélasse du pathétique. Mieux, elle est même parfois illuminée par des comètes comiques qui nous éclairent un peu et parviennent à nous arracher un sourire. Il faut bien ça, pour aller jusqu’au plus profond de l’âme, jusqu’aux deuils, aux meurtres, aux combines qui n’ont ni âge ni frontière. Il faut bien ça pour sonder les profondeurs des cœurs, pour atteindre et enregistrer les Harmoniques.

« Les notes derrière les notes, dit Mister. Les notes secrètes. Les ondes fantômes qui se multiplient et se propagent à l’infini, ou presque. Comme des ronds dans l’eau. Comme un écho qui ne meurt jamais.

Sa voix shuntait elle aussi à mesure qu’il parlait. Bob plissa les paupières. Il observait son ami avec attention. Il ne voyait pas encore où celui-ci voulait en venir.

_ Ce qui reste quand il ne reste rien, dit Mister. C’est ça, les harmoniques. Pratiquement imperceptibles à l’oreille humaine, et pourtant elles sont là, quelque part, elles existent. »

On se dit donc que, parfois, le hasard fait bien les choses, quand on referme ces romans qui sont parvenus à percevoir ces « ondes fantômes », à capter un peu de la nuit qui nous environne, et à enfermer aussi quelques étoiles « dans les anneaux d’un beau style », comme dirait l’autre.

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