#3-Carré mauve sur fond noir : David Peace, 1974

15 janvier 2011
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Pour ce numéro dont la Question est consacrée aux Gitans, Paul Art nous fait découvrir un extrait de 1974 de David Peace, qui relate le massacre d’un camp de gitans. Analyse et extrait.

« Plus rien ne bougeait, sauf mon cœur sous mes côtes. »

Quatre poids lourds qui font mouche

1974 1977 1980 1983 : il ne s’agit pas des dates d’une quelconque coupe du monde, mais bien d’une série de romans écrits par David Peace, un auteur anglais qui fait sans doute partie des romanciers les plus innovants au pays, pourtant bien riche, des auteurs de romans noirs .

Quatre romans unis par leurs racines qui plongent et nous plongent au cœur d’une seule et même région de l’Angleterre, le Yorkshire. « A nous deux, Yorkshire », proclame le titre de la première partie du tout premier roman…

Quatre romans difficiles, stylistiquement et moralement, et dont on garde longtemps la trace, comme une cicatrice qui nous rappelle un mauvais souvenir mais à laquelle on finit pourtant par tenir.

Toute cette étrange tétralogie nous fait graviter autour de quelques meurtres. Plusieurs personnages désirant lever le voile recouvrant ces affaires pas très claires vont s’y casser les dents, et bien d’autres choses encore. Ces meurtres, touchant le plus souvent des très jeunes filles ou des prostituées, sont tous reliés par différents fils qui, jusqu’à la fin de 1983, restent presque invisibles.

Difficile, parmi ces quatre dates d’en choisir une tant l’unité du projet est forte. Pourtant, parce qu’il a le charme des premières fois, parce qu’il m’a surpris et sonné quand je l’ai refermé, et parce que son écho résonne encore en moi, 1974 est sans doute, de toute cette brillante série de roman, mon préféré.

« A la pêche des POURQUOI dans une rivière de merde »

1974, c’est d’abord une rencontre avec Edward Dunford, dit Eddie. Eddie est un jeune journaliste travaillant à l’Evening Post. Eddie est ambitieux : il veut le scoop, il veut la notoriété, il veut dépasser Jack Whitehead, le journaliste vedette de la rédaction, ce type arrogant qui l’éclipse constamment. A la fin de « l’an de grâce 1974 », Eddie va couvrir la disparition d’une jeune fille, Clare Kemplay. On se contentera ici de préciser que le cadavre de la jeune Clare a été retrouvé dans une misérable tranchée, sur un chantier et que, par exemple, « deux ailes de cygnes avaient été cousues sur son dos ». Oui, vous avez bien lu.

Eddie va flairer quelque chose, relier ce meurtre à d’autres disparitions de jeunes filles, et il va enquêter. Et ce qu’il va trouver va dépasser de très loin toute l’horreur qu’il aurait pu imaginer dans son esprit pourtant torturé. Peu à peu il va se heurter à une société gangrénée, à un monde corrompu où tout ou presque s’achète et se vend, surtout l’honneur et la morale. Mais Edward Dunford va être l’un des rares à ne pas abandonner une enquête qui tourne à la quête. Au risque de se noyer, Eddie va plonger dans ce fleuve infernal, « à la pêche des POURQUOI dans une rivière de merde », pour reprendre les mots de James Ellroy dans Le grand nulle part. Eddie va alors découvrir que l’enfer est de ce monde. Alors que tout, dans ce chaos sanglant, se mélange sous nos yeux, il va ainsi se trouver face à différentes affaires liées, pour des raisons qui lui échappent, au meurtre de la jeune Clare.

« Zig et zig et zag, la mort crie cadence / Frappant une tombe avec son talon, / La mort à minuit joue un air de danse, / Zig et zig et zag, sur son violon. » (Henri Cazalis)

Dans la première partie de 1974, un mystérieux informateur lui passe par exemple un coup de fil, l’invitant à se rendre au plus vite « sortie Hunslet et Beeston, sur la M1 » s’il est intéressé par les Gitans. Quelques mots en forme d’énigme. Qui l’appelle ? Pourquoi lui ? Quel lien avec ces meurtres de jeunes filles qui, déjà, l’obsèdent ? Il vous faudra lire 1974 et ses frères pour le comprendre. Mais cette nuit de flammes et de sang près d’un camp de Gitans, elle va marquer Edward Dunford et lui montrer, déjà, de quoi l’Homme est capable. Cette nuit va lever le voile sur l’horreur du monde qui l’entoure « les flammes intenses proclamant et illuminant la putain de terreur nue ».

L’extrait.

Un peu après minuit, dimanche 15 décembre 1974.

Sortie Hunslet et Beeston, sur la M1.

Ca jaillit du noir, ça se jeta sur moi, comme si j’avais dormi toute ma vie.

Jaunes élancés et orange étranges, bleus brûlants et rouges réels éclairant la nuit noire à gauche de l’autoroute.

Hunslet Carr en flammes.

Je m’arrêtai vite sur le bas-côté, feux de détresse allumés, pensant : toute cette putain de ville de Leeds doit voir ça.

Je saisis mon bloc et me précipitai hors de la voiture, escaladai le talus qui bordait l’autoroute, rampai, dans la boue et parmi les buissons, en direction des flammes et du bruit ; le bruit : moteurs emballés et martèlement tonitruant, incessant, monotone, du battement de la mesure du temps.

Au sommet du talus de l’autoroute, je me dressai sur les coudes et, à plat ventre, fixai l’enfer. En bas, dans la cuvette de Hunslet Carr, à cinq cents mètres de moi, se trouvait mon Angleterre, au matin du dimanche 15 décembre de l’an de grâce 1974, apparemment rajeunie de deux mille ans, mais pas meilleure pour autant.

Un campement gitan en feu, la vingtaine de caravanes et de camping-cars en flammes, tous irrécupérables ; le campement gitan de Hunslet, que je voyais du coin de l’œil chaque fois que j’allais au travail, à présent une immense cuvette de feu et de haine.

De haine, parce que, autour du camp en flammes, tel un fleuve de métal furieux, dix camionnettes bleues fonçaient à cent vingt kilomètres-heure en un cercle ininterrompu, comme les soirs de rodéo à cette connerie de Belle Vue, et emprisonnaient, derrière leurs roues rugissantes, les cinquante hommes, femmes et enfants d’une famille étendue, cramponnés les uns aux autres comme à des planches de salut, les flammes intenses proclamant et illuminant la putain de terreur nue, pure, de leurs visages, les hurlements stridents des flammes et des enfants transperçant les couches et les couches de vacarmes et de chaleur.

Les cow-boys et les putains d’Indiens, 1974.

Je vis les pères et les fils, les frères et les oncles s’éloigner de leurs familles, tenter de passer entre les camionnettes, d’attaquer le fleuve de métal à coups de poing et de pied, hurler à la nuit quand ils tombaient à la renverse dans la boue et parmi les pneus.

Puis, alors que les flammes grandissaient encore, je vis qui les Gitans tentaient si désespérément d’atteindre, quels cœurs attiraient tant les leurs.

Tout autour du campement, dans l’obscurité, sous moi, il y avait un autre cercle, derrière celui des camionnettes, un cercle de deux rangées d’hommes qui battaient la mesure en frappant de leur matraque sur leur bouclier : la Police métropolitaine du West Yorkshire, récemment créée, faisait des heures supplémentaires.

Puis les camionnettes s’arrêtèrent.

Les Gitans s’immobilisèrent dans la lumière des flammes, reculèrent lentement en direction de leurs familles rassemblées au milieu, traînant les blessés sur le sol.

Le martèlement des matraques sur les boucliers se fit plus fort et le cercle extérieur de policiers se mit en marche en file indienne, gros serpent gras glissant entre les camionnettes, si bien que le cercle extérieur devint le cercle intérieur : le serpent face aux familles et aux flammes.

Zulu à la mode Yorkshire.

Puis le martèlement cessa.

Il n’y eut plus que le crépitement des flammes et les sanglots des enfants.

Plus rien ne bougeait, sauf mon cœur sous mes côtes.

Puis, dans la nuit, sur la gauche, je vis les phares d’une camionnette qui arrivait, cahotait dans le terrain vague en direction du campement. La camionnette, peut-être blanche, freina brusquement et trois ou quatre hommes en descendirent précipitamment. Il y eut des cris puis des policiers sortirent des rangs.

Les hommes tentèrent de remonter dans la camionnette et la camionnette, effectivement blanche, repartit en marche arrière.

La voiture de police la plus proche démarra, laboura la boue et heurta le flanc de la camionnette blanche, passant de zéro à cent vingt en moitié moins de mètres.

La camionnette s’immobilisa et le policiers se jetèrent dessus, tirant les hommes par les vitres brisées, dévoilant des flancs de chair blanche.

Passage à tabac.

Dans le cercle, un homme s’avança, torse nu. L’homme baissa la tête et chargea en hurlant.

Le serpent policier bondit aussitôt, avança, et une marée de matraques noires déferla sur les familles.

Je me redressai trop vite, roulai sur le talus, en direction de ma voiture, de l’autoroute et du reste.

Arrivé en bas, je dégueulai.

Eddie Dunford, correspondant pour les affaires criminelles dans le Nord, la main sur la portière de la Viva, vit le reflet des flammes dans le pare-brise.

Je courus sur le bas-côté jusqu’au téléphone de détresse, priant pour qu’il soit en état de marche et, comme il fonctionnait, je suppliai la standardiste d’envoyer tous les services d’urgence disponibles à la sortie Hunslet et Beeston de la M1 où, affirmai-je, le souffle court, un carambolage de six voitures s’aggravait rapidement et un camion citerne d’essence était en flammes.

Ensuite, je longeai à nouveau l’autoroute au pas de course, gravis le talus, assistai à la défaite, et à une victoire qui emplit mon cœur tout entier d’une rage aussi impuissant qu’elle était écrasante.

Les membres de la Police métropolitaine du West Yorkshire avaient ouvert l’arrière des camionnettes et y jetaient les hommes tabassés, ensanglantés.

Dans le grand cercle de feu, les policiers dépouillaient les femmes et les enfants de leurs vêtements, les jetaient dans les flammes, matraquaient au hasard la peau nue et blanche des femmes.

Soudain, des coups de feu assourdissants ponctuèrent l’horreur, les réservoirs d’essence explosèrent et les chiens des Gitans furent abattus, les policiers tirant sur tout ce qui semblait vaguement récupérable.

Je vis, dans cet enfer, nue et seule, une jeune Gitane minuscule, dix ans peut-être, ou moins, courtes boucles châtains et visage couvert de sang, debout dans ce cercle de la haine, un doigt sur la bouche, silencieux et immobile.

Bordel, où étaient les camions de pompiers et les ambulances ?

David Peace, 1974, Paris, Rivage et Payot, 2002, « Rivages/Noir ».

Une douche froide ou une douche brûlante, ou bien les deux à la fois. Voilà l’effet que ça fait de lire 1974 de David Peace. Pour bien comprendre tout ce qui se joue dans ce massacre, il faudra lire le roman, et tenir jusqu’à 1983 pour voir tous les masques tomber. Au bout de ce tunnel, je ne sais pas si on trouve la lumière. A vous de voir.


1977, 1980 et1983 sont également disponibles chez le même éditeur.

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