#1 Critique croisée : Tournée de Mathieu Amalric

15 novembre 2010
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L’affiche du film de Mathieu Amalric est de celles qu’on 
remarque sans le vouloir, par ses couleurs, simples et frappantes, mais aussi
 par les questions qu’elle suscite. Le passant, ayant quelques minutes à offrir 
à son imagination devant la jaquette du DVD sorti le 3 novembre, peut ainsi se plonger dans différentes 
interrogations.

1- Il n’y a que deux personnages sur cette affiche, et ils
 sont l’objet d’un déséquilibre évident. Pourquoi cette différence de 
taille ?

L.Y. Ce sont les deux personnages principaux : Mimi Le Meaux et Joachim, le producteur de la tournée, joué par Mathieu Amalric, qui est également le réalisateur du fil. Mimi représente ici l’ensemble de la troupe burlesque dont elle fait partie; cinq femmes débordant d’énergie, virevoltantes, gueulardes, tape-à-l’oeil, vivantes. L’exact opposé de Joachim, renfrogné, plutôt rabat-joie et surtout qui se fait happer par ces femmes. Centrer l’affiche sur ces deux personnages – au-delà de révéler les liens sentimentaux qui les unissent, mais qui ne constituent que la 2ème partie du film – c’est insister sur les oppositions (hommes/femmes, faiblesse/pouvoir, sombre/solaire) tout en révélant leur complémentarité.

Jim. L’affiche me rappelle Baudelaire : « Du temps que la nature en sa verve puissante/concevait chaque jour des enfants monstrueux/ j’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante/comme au pied d’une reine un chat voluptueux ». Tu parles de complémentarité, et c’est exactement ça. C’est aussi une histoire de monstre : le déséquilibre est peut-être là pour signifier ce « hors norme » de tous les personnages : cet homme, comme ces femmes, sont en équilibre instable au dessus du fil de leurs vie : lui, divorcé; elles loin de chez elles (elles sont américaines) dans un pays inconnu : ils sont semblables de ce point de vue. Atypiques au sens propre : a-topos en grec, cela désigne ce qui est « sans lieu », donc étrange. Du reste, ils n’iront jamais jouer dans le « lieu des lieux » : Paris. Ce n’est pas un hasard, me semble-t-il. Ils redeviendraient « normaux », donc inexistants. Le film s’arrête sur cet échec d’un spectacle à Paris. Mais cet échec est à la vérité leur plus grande réussite : ils sont contraints d’assumer leur « atopicité », c’est-à-dire leurs vies mêmes…

2- Qui est-il, cet homme qui me regarde tandis que cette
femme, pourtant désignée pour être le centre de toutes les attentions pendant
 une éventuelle « tournée », semble elle m’ignorer ?

LY. Mimi n’a pas besoin de notre regard pour exister. Elle est. Elle le sait. Elle est indépendante. Au contraire, Joachim ne cesse d’avoir besoin des autres – un ami, un vieux mentor, les filles de la troupe.

Jim. Son regard est un appel à l’aide : cet homme ne cesse de dissimuler la vérité parce qu’il en a peur. L’ami auquel il fait appel et qui ne l’aidera pas, malgré tout , à trouver une salle pour ses danseuses, présente une émission de télé-réalité… Autre fantasme du réel, autre manière d’éluder la « vraie vie » pour son simulacre « spectacularisé » : le spectacle, ce qu’on montre. Encore une histoire de monstrueux… Encore une manière de vivre à côté de la vie. Dans un premier temps pour la refuser (moment du découragement) ; dans un deuxième pour affirmer le sens du non-sens de la vie (apparition de la beauté : je pense à la dernière scène dans l’hôtel désaffecté et au moment de pure joie qui s’empare de toute la troupe alors même qu’ils pourraient tous se lamenter d’être dans un endroit perdu, désert, sans aucun public, leur spectacle inutile).

3- Et pourquoi cette moustache ?

LY. Personnellement, je trouve que c’est un élément de plus au côté étriqué du personnage; c’est aussi un moyen de se cacher. Alors que les parures et les fanfreluches des danseuses ne font que les révéler et les sublimer, la moustache fait disparaître Joachim. Dans le film, c’est un signe de nouveauté, de changement, mais je trouve qu’elle signifie plutôt la difficulté de ce changement. C’est aussi un signe ultime de virilité au milieu des chairs féminines, un moyen de dire « Eh ! Ne m’oubliez pas ! C’est moi le producteur, c’est moi l’homme au milieu de toutes ces femmes ! »

Jim. Je ne sais pourquoi, cette moustache évoque en moi l’image d’un proxénète new-yorkais des années 70 : encore une histoire de « décalage », d’atopicité ?…

4- Cette femme, faite de courbes et de rondeurs, n’est-elle 
là que pour être déshabillée, que pour jouer avec son apparence, comme semblent
 par ailleurs l’indiquer ces chaussures qui font corps avec elle ? Ne restera-t-elle
 qu’un corps sans regard ?

LY. Je dirais plutôt que le corps et les regards ne sont pas séparés. Il y a d’ailleurs une très belle scène, où Mimi se démaquille, où le masque tombe et où sa solitude apparaît. Et puis elle n’est pas là pour être déshabillée, pour être un objet passif, mais bien pour se déshabiller et être un sujet actif. Même si le film repose sur le spectacle, il ne s’agit pas d’apparences. Ou plutôt si : il s’agit d’un film sur les apparences et l’intériorité. La première scène est en cela signifiante : elle s’ouvre sur les coulisses avant le spectacle, les filles se préparent. C’est un bonheur de corps vrais, qui ne sont pas là pour les apparences, mais qui témoignent d’un vécu : les tatouages, les rides, les plis, la graisse ne sont là que pour signifier que ces corps ont une vie, pour dégager les standards et les ranger dans le domaine du virtuel.

Jim. Tout à fait d’accord : les chaussures sont métonymiques : l’élément saillant d’une image, celle qui reste « dans la tête des gens », qui symbolise, mais à la manière d’un symbole vide : un peu comme la moustache en somme… Cet élément métonymique est à la vérité la représentation la plus pauvre, la plus décharnée : elle est une réification de ces êtres qui vivent, ont vieilli, ont grossi, bref qui ont un corps réel, réellement humain. Je me souviens d’une scène d’un autre film, de Philippe Harel, tourné en 94, je crois : l’histoire du garçon qui voulait qu’on l’embrasse. Dans ce film, un jeune puceau rêve de rencontrer enfin quelqu’un et il est vrai qu’on ne peut s’empêcher de le trouver attachant. Mais je pense à une scène, très précisément, où ayant enfin rencontré une femme, ce garçon, un jour qu’il se trouve chez elle, s’aperçoit qu’elle s’est blessée. Gros plan sur le pansement. Puis gros plan sur la mine dégoutée du garçon. La femme qu’il a rencontrée est bien une femme, c’est-à-dire un être de fragilité, vulnérable. Pas une statue d’airain rêveuse et rêvée… De ce moment, il ne l’aime plus, dégoûté probablement par tant de trivialité. Et il cesse d’apparaître comme le gentil garçon sympathique pour se révéler n’être qu’un pauvre type, le pauvre type qu’il a toujours été, déjà un criminel en somme puisque dans le refus de ce qui fait l’humaine condition. L’opposition entre la métonymie des chaussures et la réalité de ces corps de femmes, qui tout au long du film, rient, pleurent, jouissent, sont en colère, aiment, cette opposition m’apparait comme un rappel de leur foncière humanité : c’est ce qui les rend désirables.

LY. D’ailleurs, pour revenir à l’exemple tiré de Philippe Harel, c’est l’exact inverse qui se passe dans Tournée. C’est au moment où Mimi n’est plus une statue d’airain que Joachim accepte son désir pour elle et qu’il passe du statut de personnage antipathique à celui de personnage sympathique, dans la quiétude de l’hôtel désaffecté.

5- Cet homme, tout en noir au centre d’une femme presque
immaculée, me semble finalement avoir pris la place du pubis. Cette impression
 a-t-elle un sens quand on regarde le film ?

LY. Je ne dirais pas qu’il prend la place du pubis, mais que sa petite taille lui permet d’explorer ce corps démesuré – à l’image du personnage de Parle avec elle d’Almodovar. Mais c’est aussi, comme chez Rabelais, un nouvel Alcofribas explorant l’intérieur de sa création Pantagruel, autrement dit une mise en scène du réalisateur lui-même en explorateur d’un féminin fascinant.

Jim. Ta remarque me fait penser à cette célèbre caricature de Freud, parue dans un journal viennois au début du XXème siècle. Elle est constituée par un jeu d’optique : de prime abord on croit voir seulement le profil du fondateur de la psychanalyse. Mais soudain, on s’aperçoit que ce profil est en fait le corps nu d’une femme replié sur lui-même dans une position lascive… Une dimension psychanalytique dans Tournée ? A explorer…

6- La place de l’homme est décidément intrigante : est-il
 là pour cacher l’intimité de la femme et pour faire office de gardien du
 temple, ou n’est-il que le produit, l’enfant fragile, sombre et taciturne de
cette femme qui le dépasse et l’englobe ?

LY. J’opterais pour la seconde analyse : Joachim n’a aucun pouvoir sur Mimi. Je nuancerai cependant : Mimi n’est pas toujours la femme forte et indépendante qu’elle clame être. Elle l’est professionnellement, mais sentimentalement, sans dire pour autant qu’elle est faible et qu’elle se soumet à l’amour, c’est une femme chez laquelle il y a des failles, dont le producteur est responsable, mais aussi le remède possible.

Jim. Hypothèse : cet homme se cache à lui-même ses faiblesses « monstrueuses » : ces corps de femmes sont le palliatif (le manteau qui cache les blessures, étymologiquement parlant…) à ses propres errances intimes.

7- Dois-je aller consulter un psy pour avoir rédigé les deux
 précédentes questions qui pourraient en dire long sur mon inconscient torturé ?

LY. Est-ce que ta mère ressemblerait à Mimi par hasard ?

Jim. Nous sommes tous des inconscients torturés juifs allemands ! Un psy insisterait sur certains textes où Freud parle du caractère universel  et foncièrement humain du travail de l’inconscient (alors que certains psychiatres de l’époque réservaient sagement les troubles psychologiques aux seuls « malades », c’étaient bien commode : nous, nous sommes « normaux »; eux, ils sont fous).

8- Et qui sont-ils ces acteurs qui, même sur l’affiche, semblent
 toujours porter des noms de personnages, des noms aussi mystérieux et
 enchanteurs que « Mimi Le Meaux », « Dirty Martini »,
 « Roky Roulette » ou « Kitten On The Keys » ?

LY. Les noms de scènes des acteurs sont les mêmes que les noms de scène des personnages (sauf pour Amalric)… Amalric a choisi de vrais professionnels du burlesque pour son film : il ne créé pas les personnages qu’ils sont dans les numéros du film, mais il leur a créé une fausse existence réelle une fois le maquillage enlevée et les lumières éteintes. Un peu l’inverse de ce qui se fait normalement.

Jim. Nos corps parlent l’étrange et incompréhensible langage du désir et de la mort. A leur tour, de quoi nos corps sont-ils les noms (que nous portons).

Finalement, j’achète le DVD ? je le loue ? j’attends qu’il passe à la télé ?

Jim : Achète-le. Une bonne raison : ce film est une dé-monstration en acte d’un fait évident : LE corps n’existe pas ; Nietzsche écrivait à son propos une chose que j’aime beaucoup « le corps est une multitude univoque ». Amalric donne à voir cette multitude troublante (dans toutes les acceptions du terme), festive (la fête est un évènement collectif, un phénomène de groupe ou , ici, de troupe ). Il faut voir ce film pour de nouveau comprendre ce qu’aimer (le corps) peut vouloir dire.

LY : J’hésite entre l’acheter et le louer. Ce qui est sûr c’est qu’il faut voir ce film pour, comme le dit Jim, la représentation des corps. Et pour sa sincérité. Pour Amalric, le new burlesque n’est pas un prétexte à la paillette facile : il engage de vraies interrogations sur les êtres et les corps. Comme c’est bientôt Noël, je choisis donc la solution intermédiaire : fais-le toi offrir !

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