#3-Petites morts à La Petite Mort : Instant (2ème partie)

15 janvier 2011
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Le mois dernier, je vous présentais l’exposition de Justin Violini dans le cadre de son projet Fearless et vous promettais pour ce numéro un peu plus… Voici l’entretien que Justin a accepté de nous accorder. Et, bien sûr, des photos. Plein.

Justin Violin par Drasko Bogdanovic

D’où t’est venue l’idée de ce projet ?
Beaucoup de choses à la fois m’ont conduit à lancer le Fearless Project, il y a près d’un an, mais le véritable élément déclencheur a été ma lecture de l’excellent roman d’apprentissage de Lance Reynald, Pop Salvation. J’approchais la trentaine, un tournant de ma vie. Il était temps d’arrêter de rêver et de passer à l’action. J’ai choisi le mot fearless (« intrépide », « courageux ») non seulement parce que le projet me permettait de m’exprimer sans me soucier de la réception ou de ce que les gens diraient, mais aussi parce qu’il devait permettre à des artistes de se confronter à leurs propres peurs (fears) ou de dépasser ces choses qui les empêchent d’avancer dans la vie. Le but était au moins
d’encourager toutes les formes de créativité.
La sexualité a toujours tenu une place importante dans ma vie, et je me demandais si des individus étaient prêts à lever le voile sur l’un des moments les plus intimes de leur vie, un moment auquel seules quelques personnes peuvent assister le plus souvent, et à l’exposer en public.

Polaroïd de Justin Violini

Qui sont les hommes qui apparaissent sur les photos ? Des connaissances à toi, ou bien des
hommes qui t’envoient leurs propres photos ?

Les hommes qui apparaissent sur ces Polaroids sont pour la plupart des types que je connais, qui vivent à New York ou y sont passés. J’ai aussi pris en photo quelques types rencontrés au cours de l’année à San Francisco, Berlin,
Toronto et Montréal. Au début j’utilisais des sites de rencontres en ligne, je demandais à des ex ou à des mecs avec qui je couchais de poser, histoire de lancer la machine. Une fois le projet mis sur les rails, j’ai commencé à contacter quasiment tous les garçons que je connaissais et à évoquer avec eux la possibilité de les photographier… Très vite, des hommes que je ne connaissais pas personnellement ont commencé à m’écrire ou à m’approcher pour que je les prenne en photo au moment de l’orgasme.
Il y avait aussi, sur le blog et la page Facebook, une section « Contributions », qui permettait à des garçons du monde entier d’envoyer des photos de leur visage pendant l’orgasme, prises à partir d’une webcam, d’un portable, ou simplement avec un appareil numérique… Quiconque voulait prendre part ou apporter son soutien au Fearless Project et à Instant, mais habitait trop loin pour se faire prendre en photo par moi, pouvait passer par là.
J’ai aussi recruté une dizaine d’artistes internationaux parmi lesquels Stuart Sandford, Gio Black Peter, John Arsenault, David Buisan, Stephan Gizard, Matthew Dayler, Robert Kuta, afin qu’ils dépeignent leur orgasme à travers leur propre style et leur propre moyen d’expression.

La participation de Lars Stephen au projet

Est-il difficile ou dérangeant pour toi de prendre des clichés d’un inconnu en train de faire l’amour ? En particulier lorsqu’il faut attendre le moment de l’orgasme ?
Honnêtement, ce n’est pas si difficile… Je n’ai aucun problème à prendre mes distances par rapport au contenu sexuel d’une situation ou d’une rencontre. Les hommes que je photographie peuvent être en train de se masturber, de recevoir une fellation, ou même en train de se faire sodomiser ou de sodomiser quelqu’un d’autre – la plupart du temps, je n’entre en scène que trente secondes avant l’orgasme, afin de pouvoir prendre le cliché. Le but, c’est de rester professionnel et d’aborder la situation de façon décomplexée, afin que le modèle puisse vraiment s’investir dans la photo. Après toutes ces séances, je reste plus ou moins impassible.
Pourquoi le Polaroid ?
J’ai choisi le Polaroid parce que je n’ai pas de formation de photographe, et que le Polaroid est un médium « indulgent », qui ne requiert pas de compétence technique particulière (cela dit, j’ai développé entre temps, sur d’autres projets, ma propre technique de photographie à partir d’appareils 35 et 120 mm1). Qui plus est, le thème de l’orgasme avait déjà été traité auparavant, mais pas sur Polaroid, du moins pas à ma connaissance. Et puis j’adore l’apparence et le toucher du Polaroid… ça me rappelle ces cartes de footballeurs qu’on échange quand on est gamin, ça ajoute à l’effet « collection » de l’ensemble. Enfin, je voulais quelque chose qui soit rapide et facile, un peu comme l’orgasme lui-même dans certains cas, quelque chose de flou, de fugace… Chaque orgasme est fait de plein de choses différentes à la fois, selon le moment, le partenaire, l’endroit, la durée de l’acte.

Polaroïd de Justin Violini

Comment les hommes réagissent-ils au projet ? Notez-vous des différences de réaction entre gays et hétéros ? Y a-t-il un même rapport au corps ?

Les hommes réagissent souvent de façon extrême… C’est soit un « Non merci » poli, voire un « Va te faire foutre » plus agressif, soit une grande curiosité, des questions sur le projet, ses objectifs, son déroulement, etc. Pour certains d’entre eux, il suffit d’échanger un ou deux mails afin de fixer une date et une heure. Parfois cela prend plus longtemps, une semaine, le temps de comprendre ce qui les décidera à se faire prendre en photo : la présence d’un partenaire, l’assurance que d’autres amis ou connaissances ont pris part au projet, une rencontre avec moi pour que je les mette en confiance, une rémunération, etc. Lorsque Instant sera exposée à la Galerie La Petite Mort, il y aura en dessous de chaque Polaroid un mot ou une phrase évoquant les conditions dans lesquelles le modèle a accepté de poser. La différence entre gays et hétéros, c’est que les gays pensent souvent que je vais en profiter pour coucher avec eux. Ce n’est absolument pas mon but, mais je comprends qu’on puisse penser ça d’un type qui demande à vous prendre en photo pendant l’orgasme. La plupart du temps, les hétéros se contentent de se renseigner sur la façon dont les choses vont se passer, ils demandent s’ils peuvent amener leur copine, etc. J’ai le sentiment que les gays se soucient plus de la protection de leur corps et de leur sexualité, tandis que les hétéros sont plus dans la frime et la recherche du compliment.

Pourquoi te concentrer sur le visage de ces hommes ? T’es-tu inspiré du projet Beautiful Agony ?
En vérité j’ai plutôt été inspiré par la série End Times de Jill Greenberg, avec tous ces visages d’enfants en larmes, et dans une moindre mesure par le film de Warhol, Blow Job. Ce qui me plaisait, c’était l’émotion qui se dégageait du travail de Jill, et le mystère du hors-champ dans le film de Warhol. Je connais Beautiful Agony, de même que les Cum Faces de Stuart Sandford (il a d’ailleurs participé à Instant), la série Rapture de Frank Yamrus, et d’autres travaux du même genre. Cependant, j’avais envie, dans un premier temps, de me placer hors de toute influence, de ne pas prêter attention à ce qui avait été fait avant moi. C’est uniquement dans un second temps, une fois la série terminée, que je suis allé voir en quoi mon travail ressemblait ou différait de celui d’autres artistes. Et je peux affirmer que, même si je fais partie d’un ensemble, mon point de vue reste singulier.

Polaroïd de Justin Violini

Pourquoi des hommes ?
En tant que jeune homme gay, je m’identifie naturellement à ces visages d’hommes. Il fallait, pour constituer ce large catalogue de plus de cent vingt hommes différents, que je puise dans ce que je connaissais le mieux.

Comment comptes-tu exposer ces photos ?
De manière assez simple et directe. Tous les Polaroids seront affichés au mur, avec en dessous de chacun d’eux un mot ou une phrase indiquant ce qui a convaincu le modèle de se laisser prendre en photo. Je veux, à Ottawa, quelque chose de beaucoup plus net et transparent que ce que j’ai fait en juin dernier à la Robert Goff Gallery, à New York. J’avais fixé chaque Polaroid en haut d’un petit miroir, tout en laissant de l’espace autour de la photo, de façon à ce que toute personne qui souhaitait voir une photo ne puisse faire autrement que de se voir elle-même en partie… Ainsi le spectateur était-il amené à se demander s’il oserait regarder, de la même manière que le modèle s’était demandé s’il oserait poser.

Installation de l'expo à la Galerie Robert Goff à New York

De manière générale, penses-tu que la nudité masculine est tabou, qu’elle est enfermée dans
des clichés ? Si oui, lesquels ?

Même si ce n’est pas là-dessus que porte mon travail, je pense que je peux malgré tout m’exprimer sur la nudité masculine dans la culture, l’art, le cinéma ou la société. Ce qui est amusant, c’est que quand je demande aux gens s’ils aimeraient que je les prenne en photo pour mon projet, ils me répondent presque systématiquement qu’ils ne veulent pas s’exposer nus aux yeux du public… alors que ce n’est pas de ça qu’il s’agit. C’est ce qui me fait dire que la nudité masculine, encore aujourd’hui, est stigmatisée, et je crois que l’homophobie latente propre à notre culture est la cause principale de ce stigmate. Ce sont en majorité des photographes gays qui prennent des photos de nus masculins, ce qui crée d’emblée une certaine tension entre la sexualité du modèle et celle du photographe. Il n’est pas rare que des filles, sur Facebook ou sur des blogs, déclarent à propos des modèles de mes photos (qui ne sont pas des nus) « Dommage qu’il soit gay, il est carrément canon ! », alors que le modèle est à 100% hétéro. C’est aussi une question de timidité et de « désir génital ». Les femmes, pour la plupart, ont des seins de taille équivalente. Les organes génitaux étant internes, l’excitation est de fait invisible. Quand on prend des hommes nus en photo, on s’expose nécessairement à la question de la taille du pénis et à la gêne que cela peut causer. Dans notre culture, par ailleurs, un pénis au repos peut également causer de l’embarras, tandis qu’un pénis en érection implique une excitation et donc l’idée de quelque chose de sexuellement explicite ou de vulgaire.

Tu dis que « les femmes, pour la plupart, ont des seins de taille équivalente ». Je ne suis pas d’accord avec toi, à moins que tu ne fasses référence à des figures stéréotypées de la femme. Sous prétexte que les seins soient partout exposés – dans la mode, dans la pub, à la télé –, il n’y aurait pas de désir des seins d’une autre ? On peut aussi noter, si l’on poursuit la comparaison, le discours négatif qui entoure le pénis et la plastique masculine, prétendument moins beaux que le corps féminin. Le fait de prendre des visages en photo est-il un moyen de contrer cette opposition ? Peut-être les visages d’hommes et de femmes pendant l’orgasme ne sont-ils pas si différents.
Je me suis mal exprimé. Je voulais dire que l’état d’excitation d’une femme n’a aucune influence sur la taille de ses seins, à l’inverse de ce qui se passe pour le pénis. Une femme nue, qu’elle soit très excitée ou pas excitée du tout, a globalement la même apparence… tandis que le pénis rend l’état d’excitation très apparent chez l’homme. Le fait de prendre des visages en photo et d’ignorer tout ce qui passe autour laisse au spectateur la liberté d’imaginer le hors-champ : qui est-ce, à quoi ressemble son corps, est-ce qu’il est bien membré, qu’est-ce qu’il fait, est-ce qu’il jouit beaucoup, etc. C’est une manière d’attiser la curiosité du spectateur et de lui permettre de reconstituer un contenu sexuel manquant. Ainsi, chaque spectateur peut interpréter la photo à sa façon, et décider qu’il s’agit d’une œuvre pornographique, ou au contraire d’une œuvre relativement sage et grand public, puisqu’en définitive rien d’autre n’est montré qu’une expression du visage.

Traduction : Michael Darkbloom

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