#3-« La Femme et le pantin » : Quelle meilleure adaptation cinématographique pour la scène de flamenco ?

15 janvier 2011
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Le flamenco au cinéma : du texte à l’écran.

Le flamenco est une danse si riche qu’il revendique plusieurs origines. À la fois andalou, gitan, arabe, flamand, indien, germanique…

Dans La Femme et le pantin de Pierre Louÿs, le narrateur introduit son héroïne, Conception Perez, une « jeune moricaude », « de race andalouse », en la faisant se battre avec une gitane qui dansait. Un peu plus tard, on retrouve Concha – diminutif espagnol à la sonorité érotique en français, qui ne pouvait que plaire à Louÿs – dans l’une des scènes majeures du roman : elle danse, à son tour, le flamenco. On voit d’emblée que le flamenco est aussi bien andalou que gitan, pour l’écrivain de cette fin du XIXe siècle.

La danse est l’un des trois arts – avec la poésie et la sculpture – les plus prisés par Pierre Louÿs dans son œuvre. Ses personnages principaux sont le plus souvent des artistes, danseuse, sculpteur, poète ou poétesse. Et la danseuse rejoint les deux autres arts en cela qu’elle exprime le sien avec le corps et ses formes, comme en sculpture, en rythme et en musique, comme en poésie. Le choix de la flamenca, dans La Femme et le pantin, n’est donc pas dû au hasard, ni au simple fait que le roman fut commencé à Séville (il fut d’ailleurs achevé au Caire). Car le personnage de Concha mène son soupirant, Matteo, par le bout du nez ou, plus exactement, comme un marionnettiste anime ses bras avec agilité pour diriger son pantin. Concha excelle dans cet art, comme elle excelle dans le flamenco.

« Mes seuls instants de joie m’étaient donnés par les quatre danses de Concha. Alors, je me tenais dans la porte ouverte par où elle entrait en scène, et pendant les rares mouvements où elle tournait le dos au public, j’avais l’illusion passagère qu’elle dansait de face pour moi seul.

Son triomphe était le flamenco. Quelle danse, monsieur ! quelle tragédie ! C’est toute la passion en trois actes : désir, séduction, jouissance. Jamais œuvre dramatique n’exprima l’amour féminin avec l’intensité, la grâce et la furie des trois scènes l’une après l’autre. Concha y était incomparable. Comprenez-vous bien le drame qui s’y joue ? À qui ne l’a pas vu mille fois j’aurais encore à l’expliquer. On dit qu’il faut huit ans pour former une flamenca, ce qui veut dire qu’avec la précoce maturité de nos femmes, à l’âge où elles savent danser elles ne sont déjà plus belles. Mais Concha était née flamenca ; elle n’avait pas l’expérience, elle avait la divination. Vous savez comment on le danse à Séville. Nos meilleures bailerinas, vous les connaissez ; aucune n’est parfaite, car cette danse épuisante (douze minutes ! trouvez donc une danseuse d’opéra qui accepte une variation de douze minutes !) voit se succéder en elle trois rôles que rien ne relie : l’amoureuse, l’ingénue et la tragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partie, où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueux et d’attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la fin du drame où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir, excellente.

Conchita est la seule femme que j’aie vue égale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.

Je la vois toujours, avançant et reculant d’un petit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, pour baisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, son bras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la vois délicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur, frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter ses doigts à l’extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux.

Je la vois : elle sortait de scène dans un état d’excitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout donnait à son buste une expression d’exubérance et de jeunesse vivace : elle était resplendissante.»

La Femme et le pantin, Pierre Louÿs, 1898.

Cette scène admirable pose problème à quiconque souhaite l’adapter au cinéma. Comment être toutes ces femmes à la fois ?

Dans son adaptation de 1935, The Devil is a woman, Joseph Von Sternberg élude la question. Marlene Dietrich – qui est déjà, en soi, une étonnante distribution pour incarner cette moricaude andalouse – ne dansera pas le flamenco. Elle chantera. « Intensité », « grâce » et « furie » sont tout à fait absentes du personnage. Et la Concha de Dietrich ne manipule que par ses moues et ses minauderies.

On retrouve la scène à la minute 7’30″ de cet extrait.

Luis Buñuel, dans son adaptation de 1977, Cet obscur objet du désir [1], qui est aussi son dernier film, choisira, pour mieux rendre toute la complexité du personnage, de le faire interpréter par deux actrices : Angelina Molina et Carole Bouquet [2]. Pourtant, la scène de flamenco est, sinon évincée, à peine effleurée. Angelina Molina ne danse que très peu et, surtout, en groupe, c’est-à-dire avec d’autres danseuses. On est très loin de « la passion en trois actes : désir, séduction, jouissance ».

La seule scène de flamenco du film à la minute 4′.

Il en va tout autrement pour Jacques de Baroncelli, Français qui réalisa une adaptation de La Femme et le pantin en 1928. On peut s’étonner de ce qu’un film muet ait su donner sa chance à une danse toute musicale et sonore comme est le flamenco – on le serait à moins. Toujours est-il qu’on se régale du résultat. Non seulement, Conchita Montenegro est une interprète d’une rare fraîcheur – quatorze ans au moment du tournage, il est vrai – digne de l’ « expression d’exubérance et de jeunesse vivace » du roman, mais la réalisation elle-même incarne le texte. Les différents points de vue adoptés pour cadrer Concha semblent être, chacun, celui du narrateur, chaque soir : la caméra met en avant les « mouvements où elle tournait le dos au public » et l’on a alors, à de nombreuses reprises, « l’illusion (…) qu’elle dansait de face pour [l’objectif] seul » ou bien l’on aperçoit la danseuse, sur scène, de loin, dans un halo de lumière, comme si l’on était caché dans l’obscurité du fond de la salle. L’angle de la plongée, audacieusement employé ici, offre une vue imprenable pour voir Concha faire « crépiter ses doigts à l’extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux ». Et, l’on a beau la regarder d’en haut, la surplomber, c’est bien elle qui mène la danse.

La séquence tout entière est ici accompagnée par une composition récente de Alexandre Wimmer.

Flamenco (La femme et le pantin, extract 1) from alexandre wimmer on Vimeo.

En 1959, enfin, Julien Duvivier donne toute sa place au flamenco dans sa Femme et le pantin avec Brigitte Bardot. Certes, BB est blonde, dans ce film aussi, et l’on pourrait y voir une erreur de casting, comme pour Marlene. Que nenni. L’actrice y est non seulement « resplendissante », mais aussi sauvage que le nécessite le rôle. Ses yeux largement ombrés de noir lui donnent un regard tantôt féroce, tantôt langoureux, et sa peau cuivrée semble n’avoir que vécu sous le soleil andalou. Tourné pendant la véritable feria de Séville, le film enchaîne plusieurs séquences où Bardot montre ses talents de danseuse. Danseuse classique de formation, elle prend des cours pour apprendre le flamenco à l’occasion du tournage. C’est lors d’une des séquences finales du film, alors que l’héroïne veut rendre jaloux Matteo en dansant le flamenco, que BB incarne, à la perfection et presque mot à mot l’« état d’excitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout donnait à son buste une expression d’exubérance et de jeunesse vivace : elle était resplendissante. » Malheureusement – ironie du sort ? – c’est aussi le film dont il existe le moins d’extraits disponibles sur la toile. Seuls quelques montages et bandes annonce peuplent le web. Qu’à cela ne tienne, raison de plus pour voir ce film, en intégralité.

Cette courte bande-annonce d’Arte dit, à elle seule, l’importance des scènes de danse dans le film.

Dans ce montage d’un internaute, on retrouvera les scènes de répétitions filmées et photographiées à la minute 3’30″. Les scènes de danse du film (dont quelques rares images de la séquence finale) sont éparpillées de-ci, de-là dans la vidéo.

[1] Le titre de l’adaptation de Buñuel reprend une expression du roman dans lequel le narrateur avoue : « Dernièrement encore, en faisant de mémoire le compte facile, je songeais que je n’avais jamais eu de maîtresse blonde. J’aurai toujours ignoré ces pâles objets du désir. »
[2] C’est le premier réalisateur à avoir tenté cette expérience, préférant ainsi rompre avec la convention de l’identification. L’idée sera reprise, comme dernièrement I’m not there de Todd Haynes, dans lequel six acteurs différents incarnent le personnage de Bob Dylan.

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