#2 « Très cher père » : La Lettre au père de Franz Kafka

15 décembre 2010
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C’est l’exercice libérateur, la fameuse lettre qu’un jour ou l’autre dans sa vie d’adulte, tout enfant formule à ses parents (que la lettre ne reste que mentale ou que les mots soient couchés sur le papier, que le texte demeure secret ou soit révélé), pour tout avouer et confesser, mais aussi afin d’exprimer les reproches que l’on a besoin de faire à ses parents (pourquoi avez-vous été trop [rayer la mention inutile] : présents/absents/sévères/laxistes/distants/ouverts…  je vous laisse poursuivre la liste) – c’est là le lot de tout rapport filial.
Comme nous sommes tous concernés par la grande question de la paternité, je vous invite à lire ou relire cette fameuse lettre que Franz Kafka, lui, a osé mettre par écrit.
Moins de 100 pages, mais une petite centaine qui remet les pendules à l’heure et les idées en place tant pour les pères que pour les enfants, mais aussi pour le lecteur kafkaïen que nous sommes tous… ou serons tous !

Novembre 1919, Prague. Ça ne va pas fort pour Franz Kafka. Voilà maintenant un peu plus de deux ans qu’il a été diagnostiqué comme tuberculeux. Il a alors 36 ans, plus que cinq années à vivre, pendant lesquelles sa maladie ne fera que s’aggraver, l’affaiblissant de plus en plus…
A son actif, trois mariages avortés,un travail d’employé dans une compagnie d’assurance qui ne le satisfait guère mais lui permet d’observer l’être humain sous toutes ses facettes, et déjà un certain succès dans les milieux littéraires tchèques depuis la publication de La Métamorphose en 1915. C’est aussi le retour au foyer parental (qu’il n’a jamais vraiment quitté), pour survivre à la maladie qui a empiré avec la contraction de la grippe espagnole en 1918. Il ne peut vivre seul ni assumer son indépendance, bien que ce soit là l’un de ses touha [1] les plus chers : quitter ses parents, se marier, partir, tout recommencer, et pourquoi pas caresser le doux rêve d’un nouveau départ en Palestine.
Notes très sporadiques pour l’année 1919 dans son journal. À la date du 6 juillet : « Toujours la même pensée, le désir, la peur. Je suis cependant plus calme que d’habitude,comme si une grande transformation était en train de s’accomplir dont je serais le frémissement lointain. C’est trop dire. » Note suivante le 5 décembre : « Je suis une fois de plus tiraillé à travers cette fente longue, étroite, terrible, dont, à vrai dire, je ne puis triompher qu’en rêve. A l’état de veille et par la seule force de ma volonté, je n’y parviendrais jamais. »
Entre ces deux dates, un événement personnel qui n’est pas mentionné : la rupture avec la belle et jeune Julie Wohryskovà, rencontrée en maison de convalescence en 1918. Les fiançailles sont prononcées, ils doivent se marier. Mais Franz a peur, le fameux strach [2] qui le poursuit toujours, en toute situation (particulièrement dans les situations amoureuses et sexuelles). Il se victimise, se dit trop malade ne voulant gêner ni entraver la vie de Julie, jolie jeune fille en pleine santé. Ce troisième mariage avorté (il a fait le même coup à deux reprises à la pauvre Félicie Bauer qui l’avait tant attendu) est l’élément déclencheur qui l’amènera à écrire sa Lettre au père en ce mois de novembre 1919.

C’est donc dans cette lettre que se trouvent non seulement le père, M. Hermann Kafka, brossé, rossé, décrit avec minutie – un homme fort, vigoureux et strict qui, venant d’un milieu extrêmement pauvre, a eu le souci tout au long de sa vie d’assurer une certaine protection (matérielle) à sa famille en ouvrant son commerce d’articles de luxe – mais aussi le fils, Franz Kafka himself, qui fait de cette lettre son livre le plus autobiographique. Il se met à nu, s’ouvre, opère un retour sur lui-même en reprenant tous les événements importants de sa vie : enfance,adolescence, choix du métier, amours (ratées), littérature, religion… toujours à travers le prisme de sa relation au père. Même s’il est vrai que déjà dans La Métamorphose et plusieurs autres récits, on relevait en filigrane les figures du père et du fils : Joseph K., K., Karl Rossman, Gregor Samsa sont tous des doubles de Franz, tous des personnages qui ont un rapport particulier au père – calque du rapport de Franz et son père : « Dans mes livres, il s’agissait de toi, je ne faisais que m’y plaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine. »
Cette lettre, il ne la lui enverra pas directement : il l’adresse d’abord à sa mère qui la lit et décide de ne jamais la montrer au destinataire (on peut la comprendre !). Elle resta donc lettre morte pour le père, mais pas pour le lecteur. Le texte est publié en 1952, bien que Kafka le jugeât de son vivant « médiocre et inutile [3] », et permet de comprendre qui est cet écrivain, d’expliquer toute la noirceur et l’autodérision contenues dans son œuvre et de définir vraiment ce qui est « kafkaïen », adjectif aujourd’hui employé à toutes les sauces ! Tout cela, qui mieux que l’auteur peut nous l’enseigner ?

Kafka écrit d’abord cette lettre pour répondre à la simple demande de son père : « Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi » (à 36 ans, rappelons-le). C’est en une cinquantaine de pages qu’il obtempérera, où l’on sent, à chaque ligne, à la fois la fébrilité,l’urgence, l’hésitation devant chaque mot certainement longuement pesé avant d’être apposé dans des phrases à la syntaxe tourmentée. Il cherche ses mots, en même temps qu’il se doit de les écrire rapidement. C’est tout le principe de l’écriture épistolaire qu’on retrouve ici : urgence de communiquer quelque chose et difficulté pour trouver le mot juste afin de communiquer au mieux ce sentiment, et chez Kafka, on retrouve encore une fois la dualité entre touha et strach. Peu de vocabulaire affectif à l’adresse de ce père, le style demeure froid et distant, si ce n’est le « Très cher père » du début. Sans doute la peur…

A l’image de sa relation avec son père, toutes les relations entre les personnages dans l’œuvre de Kafka sont conflictuelles.

Au premier abord, on jugera le fils sévère. On lit la prose d’un «être faible, anxieux, hésitant et inquiet », d’un enfant « maigre, chétif et étroit »qui déverse tout son venin sur un père « fort, grand, large »,« trop fort pour[lui] » qui l’a rendu ainsi par une éducation rigoriste, dans laquelle l’humiliation était en bonne place. Retour sur ces moments d’enfance où le père critique systématiquement les amis que Franz lui présente, où il renforce les injures par les menaces verbales et physiques, sans jamais passer à l’action ensuite. Entre autres menaces, une qui est restée dans la mémoire de l’écrivain : « Je te déchirerai comme un poisson » – phrase clé, malgré sa simplicité, de tout le rapport de pouvoir et de soumission qui se joue entre eux, rapport emblématique qu’on retrouvera dans toutes les œuvres de Kafka. Cette phrase montre aussi la violence de l’acte destructeur d’un « Je » qui apparaît tout puissant sur un être physiquement faible et inférieur (ici l’image du poisson). Petit jeu de substitution afin d’avoir le synopsis de La métamorphose : on garde le « Je » tout puissant en tête de phrase, on choisit un autre animal petit et faible, cela donne : Je t’écraserai comme un cafard. C’est bien toute la menace qui pèse sur ce pauvre Gregor Samsa, réduit à l’état de minable insecte et totalement impuissant face à cette Loi (Loi dans le sens où les faits sont là – qui les a promulgués, on ne le sait mais ils sont indéniables). A deux reprises, le père de Gregor tente de le tuer : une fois avec sa canne « or il risquait à tout moment de recevoir sur le dos ou sur la tête un coup mortel de cette canne que brandissait son père [4]», ensuite par le biais du jet de pommes, tels des canons sur une cible quasiment impuissante (les projectiles étant de sa taille) « il lançait pomme sur pomme […] L’une d’elle, lancée sans assez de force , frôla le dos de Gregor, mais glissa dessus sans lui faire de mal ; en revanche, celle qui suivit s’y enfonça littéralement. » Dans ces deux tentatives,écrasement et déchirement sont à l’œuvre. Et inéluctablement, Gregor mourra, son corps sera découvert par la femme de ménage : « Venez donc voir ça… la chose a crevé ! ». Cette mort soulagera tous les protagonistes de la famille, enfin prêts à commencer une vie nouvelle. Le pouvoir est de leur côté, du côté du père triomphant.
L’image du père (représenté parla Loi – promulguée par le Père) qui déchire l’enfant se retrouve aussi dans À la colonie disciplinaire (1914) : c’est bien de déchirement sur la peau qu’il s’agit lorsque la machine à supplice grave, au moyen de la herse, la sentence sur le corps du condamné (ce dernier n’a pas connaissance de sa sentence avant ce supplice). De nouveau le rapport domination/soumission est là. Songeons aussi au titre du premier texte de Kafka : Description d’un combat, le programme est annoncé ! A l’image de sa relation avec son père, toutes les relations entre les personnages dans l’œuvre de Kafka sont conflictuelles. Peu d’histoires d’amour, et les quelques-unes présentes n’ont guère d’issue joyeuse. Ses personnages ne semblent pas plus faits pour le mariage que lui-même : « épuisé par l’effort surhumain que m’imposait ma volonté de me marier, je me mis à cracher du sang » (c’est ainsi que Kafka explique l’apparition de sa maladie).
Cependant, si la haine et la violence transparaissent bien souvent dans cette lettre, l’amour, voire l’admiration, y ont aussi leur place. C’est également un père bienveillant et protecteur qui apparaît : « Tu as aussi une façon particulièrement belle de sourire, silencieuse, paisible, bienveillante –un sourire qu’on rencontre rarement et qui pouvait vous rendre très heureux s’il vous était destiné ». Ces deux sentiments, l’amour et la haine, ne cessent ici de se frôler. C’est pourquoi il semble aussi laborieux pour le fils de trouver les mots justes lorsqu’il doit expliquer les raisons de sa peur… Monsieur Kafka père reproche à Franz sa froideur, sa bizarrerie et son ingratitude alors que ce dernier, père protecteur l’a préservé de tout souci matériel, donc de tous les soucis.

Franz veut essayer de mettre les choses à plat, comprendre comment leurs rapports en sont arrivés là, comment lui, le fils, peut-il encore avoir peur de son père à cet âge-là ? Comment, alors qu’il désire plus que tout se marier, il ne peut le faire parce que se marier, acte « qui fournit assurément la garantie de l’indépendance » et qui, avec la paternité, représente « l’extrême degré de ce qu’un homme peut atteindre », lui permettrait de devenir l’égal de son père, auquel cas « ce qu’il y a entre nous de tyrannie, de honte ancienne et éternellement nouvelle n’appartiendrait plus désormais qu’à l’histoire ». Mais ça, il ne le peut. Cela lui est psychiquement et physiquement impossible. Trop de culpabilité enfouie dont il ne se sort pas pour se libérer de ce père tout puissant. Il l’admire trop pour tenter de devenir son égal, admiration toujours mêlée de crainte. Finalement il réussira presque à accomplir ce geste libérateur lorsqu’il rencontrera Dora Diamond en1923. Il ne l’épousera pas (Franz a retenu la leçon, il ne se fiance pas !) mais ils vivront ensemble à Berlin et formuleront le projet un peu fou de partir en Palestine et d’ouvrir un restaurant. Projet - touha -entravé cette fois-ci non plus par stach mais par la mort prématurée de l’auteur.

Ce court texte a aussi fait la joie des psychanalystes (l’auteur doit être un vivier inépuisable pour eux), découvrant ainsi un nouveau complexe.

Dans sa lettre, Kafka le fils insiste sur l’innocence réciproque des deux actants de cette histoire. Bien que leurs rapports soient désastreux au moment de la rédaction de cette lettre, même s’il est temps de « faire les comptes », chacun reste innocent,inconscient du mal fait à l’autre. Il écrit la lettre pour comprendre et s’expliquer, attendant peut-être en retour la même introspection de la part de son père (qu’il ne pourra jamais avoir bien sûr). Ce n’est finalement pas une lettre de rupture ou de reproche, mais plutôt une lettre qui vise à la réconciliation des deux parties.
Les rapports père-fils (et père-fille) sont d’une complexité que la psychanalyse s’est bien chargée de décrypter. D’où vient-on ? Qu’est-ce qui fait qu’on est comme ça à l’âge adulte ? Pour répondre à ce genre de questions, il faut chercher notamment du côté des parents. Pas à outrance non plus, pas pour expliquer le moindre geste du quotidien, mais il est bien évident que la filiation et l’éducation ne sont pas étrangères à notre psyché d’adulte, elles en sont constitutives, qu’on le veuille ou non.
Chez Kafka, cette donnée est impressionnante. Ce court texte a aussi fait la joie des psychanalystes (l’auteur doit être un vivier inépuisable pour eux), découvrant ainsi un nouveau complexe. Faisons fi de celui d’Œdipe (et oui, Franz ne tue pas son père (et c’est bien là tout son problème), c’est ici le « complexe d’Isaac [5]» qui est mis à jour, défini ainsi : conséquences psychiques pour le fils d’un père menaçant, destructeur ou meurtrier qui, symboliquement, veut tuer le fils.

Lire cette lettre permet de relire l’œuvre de Kafka avec plus d’acuité en lui conférant une dimension bien plus complexe et intéressante, parfois même vertigineuse. Ce que l’auteur nous dit de son rapport au mariage, au judaïsme et à sa famille dans cette lettre éclaire la compréhension de ses textes, pas toujours si « kafkaïens » (au sens d’absurde) qu’on a voulu le dire ! C’est une lettre au père certes, mais également une lettre au lecteur… L’auteur semble nous avertir : avant de lire mon œuvre, lisez ceci, telle une préface qui permettra de mieux comprendre la suite. Mais c’est aussi pour le lecteur un texte miroir qui l’amène à réfléchir sur la lettre au père qu’on a tous à écrire…

Références :
Lettre au père, FranzKafka, Gallimard, collection Folio 2 euros
Journal, Franz Kafka,Grasset, collection Les Cahiers Rouges
Lettres à Milena, Franz Kafka, Gallimard collection L’Imaginaire
KAFKA, David Zane Mairowitz / Robert Crumb, adaptation française de Jean-Pierre Mercier, Actes Sud BD

[1] Touhaen tchèque signifie le désir. Son genre est féminin. Touha et strach sont deux notions clés dans la vie et l’œuvre de Kafka. Il en parle régulièrement dans sa correspondance avec Milena Jesenskà.

[2] Strach en tchèque signifie la peur, la crainte, l’effroi. Son genre est masculin.

[3] Franz Kafka Lettre à Milena du lundi 9 août 1920.

[4] Franz Kafka,La Métamorphose, Edition Actes Sud collection Babel.

[5] Jena-Pierre Fresco « Kafka et le complexe d’Isaac » 2003.

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