#19-Du laborage

15 novembre 2012
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 « Travaillez, prenez de la peine : C’est le fonds qui manque le moins. »

Voilà les mots qui me vinrent à l’esprit lorsque j’appris que le thème du numéro de ce mois-ci, qui inaugurerait l’arrivée modeste des Inactuels au sein de ce site, n’était ni plus ni moins que le labeur. Vous l’avez compris : c’est à la fable de La Fontaine que je pensais. « Le Laboureur et ses Enfants », pour être précis (neuvième fable du cinquième livre, pour ne rien vous cacher).

Sisyphe par Le Titien

Allons donc. Encore un vieux la Fontaine, le vieux relou qu’on cite tout le temps. Ben oui, et ce qui est formidable avec Jeannot, c’est qu’il n’a pas pris une ride depuis bientôt trois siècles et demi. Et trois siècles et demi plus tard, il est paradoxal, presque insultant aujourd’hui, de parler de labeur. Déjà, ce terme appartient maintenant au lexique de l’agriculture, réduite au parent pauvre des catégories socio-professionnelles dans l’imaginaire contemporain. Le mot évoque ce qu’on appelle de nos jours la pénibilité, la difficulté, voire la douleur. Le terme est issu du magnifique mot latin labor, laboris, qui désigne un travail fourni au prix d’un effort pénible. A l’idée de travail est associée celle de peine, d’affliction, de malheur. Voilà qui est bien français, tiens, dans un monde où tout se doit d’être facile, simple, abordable, peu coûteux, et rapidement s’il vous plaît. Tout s’organise autour de ce qu’on préfère pudiquement désigner par confort et qui n’est en réalité qu’une paresse déguisée, un délabeur, en quelque sorte. Pour ne pas avoir à se déplacer et à discuter avec le libraire, on commande sur Internet. Comme on a peur de faire un bide en s’apercevant que les anciens amis ont changé, mieux vaut les mettre en amis sur Facebook pour les garder au chaud au cas où on en ait besoin, et ne surtout pas avoir à les voir ; on fait tout, mais en tâtonnant. Le travail, le labeur, la difficulté, appelez-le comme vous le voulez, fait peur et tout est organisé pour nous épargner le moindre effort.

Comment ne pas se laisser bercer ? C’est ce à quoi invitait le laboureur de la Fontaine avant d’expirer. D’où vient que nous nous contentions d’une modeste victoire avant de changer d’activité ? Il semble bien que les Sirènes de la facilité aient pris le pas sur l’ouvrage où la main passe et repasse. Et ce pour plusieurs raisons : d’une part il est mal vu de rester au même point, au même stade et de ne pas évoluer. La persévérance est perçue, de nos jours, comme une forme d’incompétence. Est laborieux le travail qui se répète sans cesse. Et il n’y a rien de neuf à s’acharner sur une difficulté, à refaire un pas de danse, un passage complexe… Du coup on en oublie la voluptuosité d’une main maniant l’archet, la sensualité d’une tirade ou la précision jubilatoire d’une foulée d’athlétisme bien mesurée. Tout est dans l’épaisseur du geste, et non dans la soudaineté d’un morceau ou d’une démarche arrêtée alors qu’ils commençaient doucement à prendre leur envol. Sans doute est-ce cela, le délabeur. De plus nous sommes conditionnés, du berceau à la tombe, au changement. Le changement, c’est maintenant, en tenant la main, autrement dit on nous y amène, c’est une condition inaliénable de l’homme moderne. Dans nos villes qui sont toutes les mêmes, en buvant les mêmes bières avec les mêmes conversations, le temps et la place manquent pour approfondir. On délaborise en ressassant les mêmes mondanités stériles. Délaborer c’est aussi devenir les mêmes, s’aplanir jusqu’à devenir interchangeable. Délaborer c’est perdre son épaisseur, comme le champ du laboureur qui ne donnait rien de ne pas avoir été suffisamment retourné.

Le labeur est au contraire toutes ces activités, ces obsessions creuses et inutiles qui s’effilochent au fil du temps pour différentes mauvaises raisons. Toutes les personnes qui me disent « ah, le piano, j’aimerais bien, mais c’est difficile, et j’ai pas le temps », à toutes ces vocations, à tous ces désirs coupés pour des raisons plus ou moins, mais plutôt moins que plus, fallacieuses, jles supplie : laborez votre champ des possibles, ne lâchez pas l’affaire car vous aurez l’éternité pour vous en mordre les doigts. Nos jours sont comptés, il n’y a pas une seconde à perdre. Devenons laborieux.

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