#19-Bacchus tient le beau rôle

15 novembre 2012
Par

Labeur… le petit Larousse du Net me donne une définition en quatre mots (voire trois si on ôte la conjonction de coordination) : « travail pénible et prolongé ». Ce ton me semble bien désinvolte pour définir un terme qui en dit long. A sa lecture, j’écarquille alors grand les yeux, mes sourcils forment des accents circonflexes et viennent s’agglutiner au-dessus du nez tel un carambolage, je fronce la perplexité. Quatre mots donc. Deux secondes et huit centièmes pour lire le labeur. Toutefois, la définition n’indique pas la durée ou si la souffrance est psychologique ou physique. Quand j’entends labeur je repense à la peine physique éprouvée lors des vendanges que j’ai effectuées en septembre dernier. Pendant trois semaines mon corps n’y coupera pas, je serai coupeuse. Au début, j’adopte la « gibbon walk » (prononcé ʺguibonne wôkʺ) ou marche du gibbon. Les jambes fléchies à 45 degrés, j’évolue en me déhanchant dans les rangées, le dos bien droit. Ah ah quelle méthode imparable pensais-je. Le port altier, je m’enorgueillis d’adopter une technique qui ne semble pas avoir effleuré l’esprit des autres vendangeurs. Il ne me manque plus que les longs bras maigres qui balaient l’air et la ressemblance simiesque est frappante. Mais j’ai les mains occupées : à couper de la droite, à déplacer mon seau de la gauche. Épinette en main, je taille à vive allure, lâche des grappes et des grappes de raisins noirs ou blancs dans le seau. Je vide ensuite ce dernier dans une comporte placée dans les rangs. Bouche béante, la bête semble sortir de terre et réclamer toujours plus à manger. Il faut vite la rassasier. Ouch ! Première coupure. « Presse du raisin dessus, ça désinfecte. » entonne le chef de rang. Désinfecter je ne sais pas mais piquer il n’y a aucun doute. A ce moment précis, je remercie l’inventeur du pansement pour doigt. A l’horizontale, il a la forme d’un écureuil volant qu’on aurait aplati en plein vol. Rabattus de chaque côté de mon annulaire, les flancs de l’animal au fort pouvoir collant enveloppent fermement le bout de mon doigt, ça ne bougera pas. Je peux tailler de plus belle.

Bacchus par Millot

Toutes les vignes ne se ressemblent pas, pour le plus grand bonheur de mes articulations douloureuses. Les jeunes pieds de vignes sont retords, bas et bien souvent défendus par des chardons aux attaques sournoises. Les grappes sont petites. Les vieux pieds quant à eux sont plus charnus, les grappes s’entremêlent autour du fil de fer qui les soutient. Les dernières sont dites « en gobelet », de mon point de vue ce sont les plus « agréables » à vendanger, elles possèdent une hauteur raisonnable et on peut en faire le tour car elles n’ont pas besoin de béquille métallique. Suffisamment espacées, elles sont idéales pour opérer la fameuse « gibbon walk »… le premier jour. Ensuite elle s’avère impossible à réaliser tant mes genoux sont bloqués d’avoir supporté mon poids et la charge viticole des heures durant. Les vendangeurs aguerris le savaient bien ! Mon dos finit donc par trinquer. Et le troisième jour il n’y a plus de position adéquate qui tienne. Il est à peine 21h quand chaque soir je me sens comme une citrouille toute cabossée et roule lamentablement jusqu’au lit. Je voudrais être une pieuvre aux mille tentacules et utiliser chaque jour deux nouveaux appendices pour laisser le temps aux autres de récupérer. Au fur et à mesure que le temps passe, il me semble que la contenance du seau s’accroît, la comporte réclame plus et les rangs s’étendent sur des kilomètres. Chaque jour est une découverte d’une partie insoupçonnée de mon corps, réveillée par la douleur. Quand tout est plein (seaux, comportes, nos mains pleines de raisin), le camion blanc à la peinture écaillée est chargé. Il n’a plus de vitres, son coffre ne reste ouvert qu’après avoir calé une barre de fer entre l’encadrement de la vitre et le pare-chocs défoncé. Son intérieur transpire le marc de raisin, comme s’il en était tapissé. Dernier chargement, la journée s’achève. Les doigts collants et le pansement juteux je rentre. Demain on remet ça. Couper, remplir, vider. Mes muscles s’engourdissent et s’endurcissent mais le plus dur labeur au fond c’est probablement la routine qui finit par s’installer. Couper, remplir, vider encore.

Tags: , , , ,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Suivez-moi sur Hellocoton
Retrouvez Fauteuses sur Hellocoton