Toute la noirceur du monde de Pierre Mérot

23 octobre 2013
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J’aurais préféré entrer dans Toute la noirceur du monde par la grande porte, celle de la fiction. Pourtant, il m’a fallu pousser la petite porte de la préface. Bien sûr, personne ne m’obligeait à la lire, cette courte préface. Mais je suis poli et j’ai écouté Pierre Mérot tenter de dissiper, presque à contrecœur, quelques « malentendus ».

Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?

Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?  Le titre de l’essai de Pierre Bayard pourrait à lui seul résumer les déboires de la réception du dernier roman de Pierre Mérot dans lequel un enseignant décide d’adhérer à un parti d’extrême droite. Il faut dire que bien avant sa sortie en librairie, on a fait de Toute la noirceur du monde le « roman maudit de la rentrée littéraire ». Gallimard a commencé par programmer puis annuler la publication. Jean-Marc Roberts a alors ouvert à Pierre Mérot les bras des éditions Stock. Le contrat ne survivra malheureusement pas au décès de l’éditeur. Son successeur, Manuel Carcassonne, rompt l’accord passé avec l’auteur en affirmant qu’il ne « partage ni la vision du monde, ni la morale, ni l’esthétique, ni le parti-pris » de ce roman. Flammarion a eu la riche idée de mettre un terme à ces péripéties qui n’honorent personne et qui en disent, au fond, long sur l’époque.

« J’endosserai toute la noirceur du monde »

Mais que trouve-t-on, au juste, dans Toute la noirceur du monde ?

On y fait, tout d’abord, la rencontre de Jean Valmore, le narrateur et le protagoniste du roman. A cinquante ans, cet enseignant du lycée Victor Hugo1 estime qu’il est temps d’en finir avec ces principes qui le maintenaient, jusque là, « dans un état de bonhomie soumise et insignifiante, au bas de l’échelle ou presque ».

« Au fond, jusque-là, ce qui m’avait manqué, c’était de n’avoir pas pris conscience que j’étais une saine pourriture ou, plus banalement, comme beaucoup d’autres, une personne activement immorale, opportuniste, avide, terrestre, se foutant pas mal de ses semblables, douée d’indifférence ou de mépris à leur égard, prête à les écraser pour jouir, faire de l’argent, obtenir des distinctions ou une position dominante quelle qu’elle soit. Oui, à cinquante ans, il était temps que je songe activement à moi, à moi seul. »

Et quitte à en finir avec les valeurs morales, quitte à s’enfoncer dans la noirceur, autant bien s’entourer. Le narrateur, familier des dérapages et adepte des statistiques pour le moins douteuses, adhère donc à un célèbre parti d’extrême droite.

Seulement, si l’on a très souvent résumé le roman à cette adhésion, elle n’est, en réalité, qu’une infime partie de la noirceur qui irrigue le récit. Les cibles ne manquent pas pour un narrateur qui tire sur tout ce qui bouge : l’écologie, le féminisme, le rapport à la mère, l’éducation nationale… Les pages sur le lycée Victor Hug, dirigé par Geneviève Frotis2, valent d’ailleurs, à elles seules, le détour. Le monde de l’édition ne sort pas non plus indemne du roman. Jean Valmore est aussi écrivain et la lettre de refus que lui adresse un éditeur rappelle quelques souvenirs…

« En outre, les rares personnages qui gravitent autour de votre « héros » manquent cruellement de subtilité. Plus généralement, cette histoire de tueur me paraît, comment dire (CONNARD ! ai-je grogné en moi. Encore un qui se prendre pour un intellectuel tourmenté…) paradoxalement convenue. […] Mais surtout, sachez que je ne partage ni la vision du monde ni la morale de votre texte : votre personnage est rempli de haine, de cette haine insistante qui, hélas, se répand aujourd’hui de tous côtés, et, en particulier, il manifeste un racisme extrêmement choquant que je ne saurais cautionner. »

Le lecteur lui-même est attaqué dès les premières pages : « Si vous êtes encore là, penchés sur ces lignes comme une cuvette de w.-c., c’est que vous n’êtes pas non plus très recommandables. »

Celui qui répète « j’endosserai toute la noirceur du monde » ne ment donc pas.

Photo Philippe Matsas © Flammarion

« Une sorte de lumière »

Pourtant, si l’on fait l’effort de lire le roman de Pierre Mérot, on comprend très vite ce qui sépare le romancier et son personnage. Jean Valmore, cet écrivain désabusé, affirme qu’il ne croit « ni à la littérature, ni à la société, ni à la vie tout court ». Pierre Mérot, lui, rappelle dans sa préface que l’un des buts de la littérature, « si jamais elle en a, à peine plus important qu’un immortel gazouillement d’oiseau, est d’oser remuer la boue du monde et d’espérer de ce geste sale qu’il créera une sorte de lumière ». Et tout le roman se construit sur cette idée qu’il faudra bien rapporter quelque chose de cette longue descente aux enfers.

Que peut-on tirer, alors, de cette boue ?

Malgré la citation placée en exergue, le roman fait tout d’abord un sort à l’amour. Le narrateur n’affirme-t-il pas : « Qu’aurais-je à dire à un jury, pour ma défense, s’il le fallait ? L’amour, je répondrais – l’amour, en définitive » ? Jean Valmore, chantre de la noirceur, court en effet après l’ombre de sa femme disparue. Comme Orphée, il descend dans l’enfer de notre société, mais sans jamais parvenir à retrouver son Eurydice.

L’humour donne également un peu de sens au chaos. N’oublions pas ce qu’écrivait Philippe Muray : « Avant d’être « de la littérature », avant de dialoguer avec le reste de la littérature (catéchisme du vieux modernisme, liturgie des avant-gardes), un roman parle du monde. Et l’invente. Et le combat. Et s’en moque. » Et personne n’échappe à cette moquerie dans le roman, surtout pas les militants d’extrême droite. On pense par exemple à Marin, ce policier que rencontre le narrateur :

« Une brève pensée m’est venue : je me suis vu à la tête d’une série d’imbéciles comme lui, les manipulant à ma guise. J’ai demandé s’il était un militant actif.

- Milicien ! a-t-il rigolé.

Mais, a-t-il expliqué, il déplorait l’évolution récente du parti.

- La dédabo… La dédiablo… La dé-dia-bo-li-sation, a-t-il articulé péniblement.

Selon lui, c’était une bonne chose de mettre le paquet sur les bougnoules, mais il ne fallait quand même pas oublier les FONDAMENTAUX. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par « fondamentaux ».

- Mes maîtres, les nazis ! a-t-il paradé en esquissant le salut et en posant, sous son énorme nez, deux doigts épais en forme de moustache. »

On sait enfin, grâce à Baudelaire, que même les plus infâmes charognes peuvent se transformer en beaux vers. Jean Valmore, tout en considérant sa propre existence comme « une grosse saloperie », nous offre donc de belles phrases qui viennent sauver toutes les autres.

« Je voulais juste dormir d’un sommeil sans rien. Un sommeil majuscule doté d’une main, laquelle aurait simplement barré d’un trait douze heures de ma vie. Et j’aimerais ajouter ceci : vous, de quelle poche, par quel tour de passe-passe sortez-vous votre bonheur? »

Les rêves donnent également au récit cette fantaisie et cette profondeur qui faisaient tout le charme d’Arkansas.

Il faut donc ouvrir le roman de Pierre Mérot et le lire. Le lire vraiment. Passer par-dessus l’amas de journalistes en quête de buzz, par-dessus les raccourcis et les « malentendus ». Il faut entendre ce que ce romancier a à nous dire, même si cela bouscule et déplaît, ou plutôt parce que cela bouscule et déplaît. Comme nous le rappelle Bataille au début de La Littérature et le mal, « la littérature authentique est prométhéenne. L’écrivain véritable ose faire ce qui est contraire aux lois fondamentales de la société. »

On souhaite quand même à Pierre Mérot de ne pas finir comme Prométhée.

***

1 le O de la façade a disparu et n’a pas été remplacé…

2 « Frotis avec un seul t, a-t-elle précisé dès son arrivée, deux ans plus tôt, tout en éjectant de sa bouche ses diplômes, telles des crottes minuscules. »

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