Comment se remettre en selle après la chute ? Comment repartir quand on a bien failli s’arrêter pour de bon ? Six années se sont écoulées entre le dernier album des Queens of the Stone Age, Era Vulgaris (2007), et leur nouvel opus, …Like Clockwork (2013). Entre temps, Josh Homme, le fondateur et pilier du groupe, a vu la mort de près pendant une opération qui l’a laissé cloué dans un lit d’hôpital pendant quatre mois, et plongé dans la dépression une fois sorti. Parfois, la musique peut véritablement sauver des vies. Reprenant la plume et la guitare, Homme repart. Ce qui finit de relancer la machine, c’est la réédition en 2011 du premier album éponyme du groupe, une réédition qu’ils accompagnent d’une série de concerts durant lesquels ils interprètent l’album dans son ensemble. Revenir aux sources pour ensuite mieux repartir. Savoir d’où l’on part pour savoir où l’on va.
Quand on écoute …Like Clockwork pour la première fois, il n’y a d’ailleurs pas de doute : on reconnaît de suite le son des Queens, le souci de la section rythmique, le cri des guitares, la voix de Josh Homme qui aime se promener entre les graves et les aiguës selon l’humeur et la chanson. On retrouve aussi les thématiques chères au groupe, qui vont du je-m’en-foutisme à la crise existentielle, en passant par la jouissance décomplexée et la souffrance bien crasse et torturée. Ce n’est pas pour rien que l’album porte ce nom : sur bien des plans, il est réglé comme du papier à musique. Régularité et précision : une bonne façon de décrire ce bourreau de travail qu’est Josh Homme.
Et pourtant… Les Queens se sont renouvelés, encore une fois, et ce changement est peut-être plus radical qu’il n’y paraît au premier abord. Dès le premier morceau, « Keep Your Eyes Peeled », Josh Homme nous fait du pied. Il nous invite à garder les yeux grand ouverts, parce qu’il ne faut pas se fier aux apparences (« Nothing is as it seems »). Si tout semble aller pour le mieux (« You will never believe / I play this as though I’m alright »), il n’y a qu’à gratter la surface pour se retrouver nez-à-nez avec l’abysse de la solitude (« Lonely, you don’t know how I feel »). Le mensonge, la dissimulation parcourent l’album de façon explicite, comme dans « I Sat by the Ocean » (« You. Me. And a lie. ») et « …Like Clockwork » (« Most of what you see my dear is purely for show », « The loveline in your hand, cleverly disguised »). Ils sèment le doute : l’assurance affichée par Homme est-elle réelle ou simulée ?
Les cicatrices qui affleurent prennent des allures de plaies encore ouvertes. L’hémorragie n’est pas loin (« It seems every single time I was bleeding / Broken promises that never came true »). Le sentiment d’aliénation se fait grandissant (« I want God to come / And take me home / Cause I’m all alone in this crowd »), on se retrouve à évoluer dans un monde dangereux et illusoire (« Danger, monsters of smoke and mirror ») qui nous fait douter de nous, de notre identité, et des autres : « Who are you to me ? / Who’m I supposed to be ? / Not exactly sure anymore » (« The Vampyre of Time & Memory »). La violence et la peur sont partout et nous transforment en poupées de chiffon ballottées dans tous les sens. On se sent incomplet, obsolète, abandonné, minuscule. On ne contrôle plus rien (« Feelings, raw and exposed when I’m outta control », « I love you more than I can control »). Que faire, si ce n’est… lâcher prise.
Parce que l’effet est le même, que l’on pleure de plaisir ou de douleur : les larmes coulent pareil (« Tears of pleasure / Tears of pain / They trickle down your face the same »). Si on ne peut pas éviter la douleur et la violence qui accompagnent un cœur arraché et piétiné ou une danse trop rapprochée avec la Grande Faucheuse, autant les accepter. Autant jouer le jeu, se la jouer à mort (« It’s how you look / Not how you feel »), mettre les mains dans les immondices (« Get your hands dirty / Roll up them sleeves ») et tirer son épingle du jeu. Laissons aux autres le rôle de rats aveugles et prisonniers d’une course sans but et sans fin.
Le je-m’en-foutisme goguenard et un peu dégueulasse des Queens refait surface et nous entraîne dans une danse nonchalante le long de nos cicatrices : « I hypnotize you, ignore then defy you / I blow my load over the status quo… oh… here we go / I’m a little bit non chalant when I dance / I risk it all-ways, no second chance, that’s why it’s gotta be ». Exposons les traces que la vie a laissées sur nous, elles forment la partition de nos corps (« I got: bruises and hickeys, stitches and scars / Got my own theme music plays where ever I are »). En gardant les yeux grand ouverts, on peut voir le précipice au bord duquel on se tient, et il n’y a pas plus libérateur : « Don’t cry— / With my toes on the edge it’s such a lovely view… ». Sauter et disparaître…
… pour mieux réapparaître. Avec cet album, Josh Homme s’expose comme jamais. …Like Clockwork est au final d’une sincérité troublante. Homme dessine les contours d’une période sombre de sa vie : lui qui préfère ne pas s’étaler en interview a choisi de s’exprimer à travers la musique. Les peines de cœur se transforment en crises existentielles, Dieu fait des apparitions remarquées, la souffrance est latente, le désir de vivre devient fureur pleine de mordant. Cette démarche permet à Homme de nous faire entrer dans son intimité, comme en témoigne la dernière chanson de l’album, « …Like Clockwork », d’une beauté poignante et fulgurante. C’est peut-être ça qui en a désarçonné plus d’un. Il n’y a rien de confortable dans cette démarche, dans ce partage trop intime pour certains. On associe plus volontiers et plus facilement les Queens à des chansons couillues telles que « Feel Good Hit of the Summer » (Rated R) ou « ‘You Got a Killer Scene There, Man…’ » (Lullabies to Paralyze). Il faut pourtant tout autant de couilles pour se dévoiler comme Homme se dévoile sur ce sixième album. Il en faut du cran pour exposer ainsi ses cicatrices et nous inviter à les découvrir, les dessiner, les rouvrir, les panser… À jouer la partition de ce corps meurtri mais bien en vie.
Depuis leurs débuts en 1996, les Queens of the Stone Age arrivent encore à surprendre, à dérouter, à emballer. Preuve de leur créativité sans cesse renouvelée, la promotion de …Like Clockwork s’est orchestrée autour de quatre clips diffusés au compte-goutte sur la toile pour faire découvrir quatre des dix chansons de l’album (« I Appear Missing », « Kalopsia », « Keep Your Eyes Peeled », « My God Is The Sun »). Mis bout à bout, ils racontent une histoire étrange et apocalyptique :
Les quatre chansons s’enchaînent si bien que l’on ne les envisagerait pas dans un autre ordre que celui-là. Surprise assurée à l’écoute de l’album, qui déjoue nos attentes et nous déstabilise ainsi d’emblée. Alors que « My God Is The Sun » semblait parfaite pour clore …Like Clockwork, elle se retrouve à la cinquième place, en plein milieu. Nouvelle surprise : les versions de « Kalopsia » et « I Appear Missing » qui apparaissent dans les clips n’étaient pas complètes. Sur l’album, « Kalopsia » se finit de façon moins abrupte, devient plus travaillée, et « I Appear Missing » prend une tout autre envergure. Déjà marquante dans sa version écourtée, elle prend les armes à la quatrième minute et décide de nous tirer une balle en plein cœur, en profitant pour nous tordre les tripes à coups de guitare et d’envolées lyriques. De quoi sortir sonné, surpris, séduit.
Les cicatrices des Queens of the Stone Age sont belles et renversantes, surprenantes et familières, sombres et lumineuses. Ce sont les leurs, et ce sont les nôtres. Une partition passionnée et passionnante à découvrir.
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