Philosophie des dessins animés : Clémentine, voyage au pays du handicap

1 juillet 2013
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S’il existe un scandale de l’absurde, c’est assurément celui de l’enfant malade. Le dessin animé « Clémentine » affronte ce scandale avec un certain courage (il s’adresse à des enfants), en mobilisant tous les ressorts de la symbolisation du mal sans en éluder le moins du monde l’aspect le plus terrifiant, à savoir son incompréhensibilité.

Nous sommes en 1920, et Clémentine, petite fille d’une dizaine d’années, est victime, avec son père, d’un accident d’avion qui la laissera privée de l’usage de ses jambes.

Qu’est-ce qu’une enfant malade ? Et plus largement, que veut dire « être malade » sous la modalité temporelle fort particulière du handicap qui engage le sujet dans une temporalité existentielle indéfinie : celle de la chronicité ?

Norme et normativité

Dans Le Normal et le pathologique, Georges Canguilhem s’attache à définir le seuil de cohérence du concept ambigu de normalité. En tant que telle, la normalité est un concept quantitatif et abstrait (la majorité de la population dispose de ses deux bras, ou n’affiche pas un rythme cardiaque supérieur à 70 ou 80 battements par minute). Cependant, cette donnée purement numérique qui fixe la norme physiologique est en soi une abstraction en ce qu’elle ne saurait en aucune façon permettre d’appréhender le caractère éminemment subjectif de toute maladie ; caractère selon lequel l’événement pathologique n’arrive qu’à moi, être moral singulier qui aura désormais à vivre et composer avec lui-même et sa pathologie. Etre malade ne signifie proprement rien pour le sujet malade. Cette détermination de la pathologie qui s’applique à son corps et à son âme reste extérieure à sa vie et à sa conscience et ne manque pas de constituer une sorte de réduction de tout son être à la maladie (laquelle le définit alors tout entier : je ne suis plus un sujet, je suis une maladie personnifiée. Plus homme ni femme, mais d’abord diabétique, cardiaque, handicapé moteur ou mental, etc).

Raison pour laquelle Canguilhem plaide pour l’abandon du concept de norme au profit de celui de normativité qui ancre la maladie dans le cadre subjectif où elle est vécue. L’homme cardiaque, qui reconstitue pour lui-même ses propres normes de vie à partir de sa pathologie, n’est plus défini par sa maladie : celle-ci est ré-intégrée au sein d’exigences vitales nouvelles qui constitueront le cadre nouveau de la vie de cet homme. La normativité consiste donc à imposer ses propres normes de vie, au lieu de subir la norme abstraite d’une pathologie détachée de toute instance existentielle, simple concept appliqué.

Lorsque Clémentine malade personnifie les atteintes de son mal sous les traits du démoniaque Malmoth qui a juré sa perte, c’est bien à une telle réduction normative qu’elle échappe. Car Malmoth est déjà la figure d’un mal tout entier extériorisé. Non pas ennemi ayant assiégé son propre corps et ayant contribué à dépersonnaliser (en se l’appropriant) l’identité de la jeune malade, mais entité exogène, objective (à la manière dont, pour le stoïcisme la maladie est événement objectif contingent étranger à mon être). Dès lors, toutes les ressources de la vie demeurent intactes. L’antithèse de Melmoth, la fée Héméra (chez les Grecs, Héméra est la déesse de la lumière et incarne le jour) peut dès lors intervenir et conduira à la fois imaginairement et réellement la jeune Clémentine dans un voyage autour du monde à l’intérieur d’une bulle. C’est à l’intérieur de cette bulle que Clémentine recouvrira momentanément l’usage de ses jambes.

Le temps et la maladie

Clémentine sera toute sa vie « malade ». Ou plutôt, il est temps, à l’aune des notions de normativité et de chronicité, de se méfier quelque peu de ce vocable dont toute l’essence est de rendre compte d’un état de fait objectif adossé à une norme (celle dont la médecine a assurément besoin pour décrire toute étiologie et distinguer entre les différents états du corps).

«  … La guérison est à première vue ce que le malade attend du médecin, mais non ce qu’il en obtient toujours. Il existe donc un décalage entre l’espoir fondé, chez le premier, sur la présomption de pouvoir, et sur la conscience des limites que le second doit reconnaître à son efficacité. » (Georges Canguilhem, « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? »)

C’est dans l’interstice créé par le décalage entre l’espoir du sujet porteur d’une pathologie et le médecin conscient de ses propres limites que s’affirme, pour le premier, la nécessité d’être (d’exister et d’être heureux) afin de dépasser l’enfermement dans la catégorie de l’être-malade, forcément réducteur. Dans le cas d’une pathologie comme celle dont est atteinte Clémentine, une paralysie, cette nécessité d’être prend un sens tout particulier : elle continuera d’exister, de vivre, de grandir, non pas seulement en dépit de la maladie, mais au-delà de la maladie. Le temps de la pathologie n’étant plus ici mesurable et assignable à une fin (le temps de la guérison), il s’annule en quelque sorte et redevient, par la puissance de l’imagination, de la volonté d’être, bref du courage et de l’amour, une détermination secondaire : avant d’être malade, Clémentine sera cet enfant qui comme tous les enfants, voyage et rêve qu’elle voyage.

Une enfant, donc. Et non, une enfant malade.

On pourra découvrir le premier épisode de « Clémentine » ici :


Clémentine – Episode 1 VF – Le sinistre Mollache par manganewstv

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