#25-Mélancolie et fougue juvénile : Sounds of Silence de Simon & Garfunkel

15 mai 2013
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Comme il y a des « musiques de jeunes », il y a des « musiques de vieux ». Si les artistes classés dans la première catégorie sont dans le vent (comme les Beatles dans leur temps), ceux qui appartiennent à la seconde sont jugés vieillots, voire pire : ringards. Qui est hype, qui est has-been ? Surtout, qui le décide ? Ces catégories m’ont toujours semblé affreusement homogènes, et finalement très subjectives. Si pour moi, la musique des Kinks n’a pas pris une ride, ce n’est pas forcément un avis partagé par tout le monde. Et vice-versa : Johnny Hallyday a toujours été ringard à mes yeux. Et il n’y a encore pas si longtemps, Simon & Garfunkel moisissaient dans le même panier.

C’est bien simple, leur musique me paraissait si vieillotte qu’elle me filait un léger mal de crâne, comme un vin qui a mal vieilli. Ce que je connaissais d’eux me semblait doucereux, éthéré, fade… ennuyeux. La chanson « The Sound of Silence » ? Une complainte geignarde. Les flûtes de pan de « El Condor Pasa (If I Could) » ? Nausée assurée. À force d’entendre toujours les mêmes morceaux joués en boucle partout dans les médias, mon inconscient a saturé dès l’adolescence. À tel point que j’en ai oublié le plaisir que j’avais, gamine, à sauter partout au son de « Mrs Robinson », et l’émotion intense que je ressentais à l’écoute de « Bridge Over Troubled Water ». Il a fallu la recommandation enthousiaste d’une amie pour que je redécouvre ce duo. Le présent venait m’inviter à redécouvrir le passé et décaper la couche de poussière poisseuse que mon ressenti saturé avait déposé sur leurs albums. Et ce que j’ai (re)découvert sous cette couche de poussière m’a sidérée. Une révélation musicale foudroyante comme il n’en arrive pas souvent.

Ce qui a lancé la machine ? Sounds of Silence (1966), le second album de Simon & Garfunkel, que le duo est obligé d’enregistrer à la hâte à l’automne 1965 pour espérer surfer sur la vague folk-rock du moment. Ils ont déjà certains morceaux sous le coude, comme « We’ve Got a Groovey Thing Goin’ », « Somewhere They Can’t Find Me », et surtout « The Sound of Silence » tiré de leur premier album, Wednesday Morning, 3 AM (1964), retravaillé pour sonner plus électrique que la version résolument folk d’origine. Les autres morceaux (11 au total) viennent vite compléter la liste pour permettre une sortie en janvier 1966. C’est probablement cet aspect « chansons assemblées à la va-vite » qui fait que cet album est le plus mésestimé de leur discographie. Et pourtant, à l’écoute de l’album, il est difficile de deviner l’empressement avec lequel il a été créé tellement le projet paraît harmonieux et cohérent.

Sounds of Silence tisse un réseau narratif et sonore qui forme un fil conducteur pour l’auditeur. Les chansons se font écho (les mélodies de « Somewhere They Can’t Find Me » et « Anji » s’entremêlent), s’opposent parfois, bref : elles dialoguent entre elles. Chacune a sa place sur l’album ; en retirer une ferait passer à la trappe une histoire, racontée aussi bien par les paroles que par la mélodie. Car c’est là que résident la beauté et la force des chansons de Simon & Garfunkel : ces chansons nous racontent une histoire, dont les protagonistes sont bien souvent des outsiders. Les laissés pour compte et les gens en lutte sont chez eux ici. Moi qui croyais leur univers vieillot, j’ai été soufflée par le mordant, la hargne, l’acidité de ces paroles, de ces histoires, portées par deux voix à l’harmonie parfaite et si douces au premier abord.

Il n’y a pourtant rien de doux dans la chanson « Richard Cory » (tirée du poème du même nom, écrit par le poète américain Edwin Arlington Robinson), dans la colère et l’ironie de l’ouvrier qui s’insurge face à la vie dorée de son patron (« Oh, he surely must be happy with everything he’s got »), face à sa condition misérable à lui : « And I curse the life I’m living / And I curse my poverty ». La vie n’est pas facile pour les protagonistes de l’album. Celui de « Blessed » interpelle Dieu et lui demande pourquoi Il l’a abandonné (« O Lord, why have you forsaken me ? »), et ses mots semblent suinter d’une plaie qu’il n’a pourtant pas l’intention de soigner. Car personne n’est innocent, personne n’est parfait dans ces histoires. Le héros de « Somewhere They Can’t Find Me » a commis un braquage et il est obligé de laisser derrière lui celle qu’il aime. Pas de rédemption possible, juste la fuite à ras du sol, comme de la vermine (« But I’ve got to creep down the alley way / Fly down the highway »).

La seule douceur que l’album distille est toujours douce-amère. « April Come She Will » est une ballade rythmée par les saisons et qui voit un amour naître, grandir et mourir, nous laissant sur cette note mélancolique : « A love once new has now grown old ». L’amour est évoqué, mais il ne semble jamais se départir de cette mélancolie, comme s’ils étaient intrinsèquement liés. On finit toujours seul, à courir après des relations déjà fichues, parfois à notre plus grande surprise, comme dans « We’ve Got a Groovey Thing Goin’ » : « Bad news, bad news / I heard you’re packing to leave / I come a-running right over / I just couldn’t believe it ». Dans « Leaves That Are Green », « goodbye » succède toujours à « hello », et la personne aimée finit par disparaître, même si on essaie de la retenir à tout prix : « Once my heart was filled with the love of a girl / I held her close, but she faded in the night ». Les feuilles finissent toujours par sécher et tomber, et les hommes tombent avec. Certains ne se relèvent pas, comme le héros de « A Most Peculiar Man », mort de solitude (« He lived all alone within a house / Within a room, within himself »), un étranger étrange (« And he wasn’t like them / Oh no, he was a most peculiar man ») qui préfère en finir pour ne plus avoir à affronter le monde silencieux dans lequel il vit.

La vision fade et doucereuse que j’avais de Simon & Garfunkel a été balayée par la noirceur de Sounds of Silence, mais également par son énergie, son mordant, sa volonté constante de rayonner au milieu de l’obscurité ambiante. La mélancolie se mêle à la fougue juvénile, la gravité des situations est contrebalancée par un mouvement perpétuel, par la légèreté de certains arrangements, par ces voix qui finissent par ne faire plus qu’une… avec la nôtre. L’album a beau dater des années soixante, sa voix porte encore aujourd’hui. Elle continue de dialoguer avec nos angoisses, nos crises existentielles, nos envolées romantiques, nos accès de mélancolie, nos insurrections rageuses… ces sentiments que l’on éprouve tout particulièrement à l’adolescence et durant nos premières années de l’âge adulte.

L’album n’a pas perdu de sa force, et « The Sound of Silence » en est le meilleur exemple. Cette chanson est d’une puissance phénoménale et son message n’a rien de la complainte. C’est un appel à la révolution. On en a cette vision un peu gnangnan à cause des premières notes et des premières paroles, qui figurent parmi les paroles plus célèbres : « Hello, darkness, my old friend / I’ve come to talk with you again ». Mais s’arrêter là ne ferait pas justice au message porté par cette chanson. Ce serait comme s’abandonner à cette obscurité et ne pas voir plus loin. Parce que c’est dans cette obscurité, dans cette solitude, que le narrateur trouve sa voix et qu’il décide de l’utiliser pour lutter contre le silence ambiant, un silence qui prend tout un tas de formes, ce qui le rend d’autant plus insidieux et destructeur. Seul contre tous, le narrateur livre bataille, même si ça semble perdu d’avance, même s’il se retrouve épuisé et blasé à la dernière chanson de l’album, « I Am a Rock », recherchant la solitude et le silence. Si le ton est enjoué et défiant tout au long de la chanson, il finit par se briser sur les derniers mots : « And a rock feels no pain / And an island never cries ». Comme si le protagoniste était conscient que ce retour au silence et à la solitude n’est que temporaire, que cette solution n’en est pas vraiment une. Elle lui permet simplement de reprendre son souffle avant de retourner livrer bataille contre le(s) son(s) du silence. La boucle est bouclée entre « The Sound of Silence » et « I Am a Rock ».

Sounds of Silence n’a rien de l’album bâclé, et il n’a rien de vieillot. C’est un album férocement jeune qui vous emballe et vous met dans sa poche sans prévenir. « We’ve got a groovy thing goin’, baby, we’ve got a groovy thing ».

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4 Responses to #25-Mélancolie et fougue juvénile : Sounds of Silence de Simon & Garfunkel

  1. Franck
    6 mai 2015 at 12 h 12 min

    Merci pour ton article très intéressant. Un petit détail chronologique : le 1er album du duo n’ayant pas marché, Simon et Garfunkel se séparent. Paul Simon part s’installer à Londres où il écume la scène Folk locale. Il y publie le « Paul Simon Songbook » et commence à connaître un certain succès. C’est à ce moment qu’il entend à la radio la version « électrique » de Sound of Silence. Elle est en tête des ventes aux USA. Il rentre alors immédiatement et reforme le duo. Ils enregistrent dans la foulée ce 2ème album, où ils reprennent plusieurs chansons de son album solo. De fait, sur Kathy’s Song, Garfunkel est totalement absent. D’où l’apparente hétérogénéité de cet album mal aimé par Paul Simon lui-même (il déteste la version électrique de Sound of Silence).
    Comme tu l’as noté, les chansons se répondent (Somewhere they Can’t Find Me répond à Wednesday Morning 3am) et parlent toutes de solitude et d’isolement. Mais, comme pour certaines boissons alcoolisées, l’amertume a du bon et vieillit bien quand on prend le temps de déguster.

  2. Emilie
    18 mai 2013 at 8 h 55 min

    Très belle critique. Merci.

  3. jim
    17 mai 2013 at 7 h 25 min

    Chouette article ! L’érudition est une composante du plaisir !!

  4. Bertrus Mc Fly
    16 mai 2013 at 12 h 52 min

    Tout est dit. Merci pour cet article. Je vais me le ré-écouter du coup, pour la énième fois :-)

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