#23 Philosophie des dessins animés : les Barbapapa ou les amours platoniques de la forme et du fond

15 mars 2013
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Des êtres étranges et ambigus. Des nuages colorés, plutôt. Nuages de matière compacte et souple, posés sur terre, vivant une vie humaine presque banale. Tels ces êtres en fil que Henri Michaux se figure traversant sa chair d’homme dans son recueil Epreuves, Exorcismes.

Nuages dotés de conscience, pourtant, et du pouvoir de se déformer et de se reformer au gré de leur seule volonté, indéfiniment : barbapapa-brouette, barbapapa-vélo, barbapa-pont, barbapapa-wagon, barbapapa-table, ou chaise ou manteau ou fenêtre ou tableau noir ou tapis, ou avion, ou ce que l’on voudra. Ou ce qu’ils voudront.

Sans âge et souriant, ces nuages d’auto-matière poétique, pour surprenant qu’ils paraissent, ne le sont peut être pas tant que cela. Bien moins en tous les cas que la pierre qu’imagine Spinoza dans la Lettre 58 à Schuller, et qui, tandis qu’elle est entraînée tout au long du flanc de la montagne, pense et s’exprime à elle-même la volonté, certes illusoire, de continuer à suivre librement la pente qu’elle est contrainte de suivre.

Les métamorphoses des Barbapapa permettent cependant de mettre en question le principe fondamental de la constitution de l’identité, à savoir la résistance au changement. Si les Barbapapa n’étaient que matière,- et dans les termes d’un dualisme que Descartes ne fera que réinvestir- , il faudrait alors composer avec cette propriété de la matière qui est de ne pas nécessairement être l’origine du changement de forme qui l’affecte. On peut reprendre ici les analyses sans détour du Timée de Platon :

« Supposons en effet que quelqu’un ait modelé toutes les figures possibles dans de l’or et qu’il ne cesse de les remodeler chacune en toutes les autres ; si on lui montre une de ces figures et si on lui demande ce que c’est, le parti de beaucoup le plus sûr au regard de la vérité est de répondre « : « c’est de l’or ». Il ne faut jamais dire du triangle ni d’aucune figure qui dans l’or sont venus à l’être,  « c’est ceci », comme si ce l’était, puisque, à l’instant même où l’on donne ces dénominations, ces figures sont en train de changer. » (Timée, 50b-c, trad. Luc Brisson, éd. Flammarion, coll. « GF3, 1992, p.149)

 Mais un problème se pose alors : Platon ne conçoit la matière que comme un « porte-empreinte », le support indéterminé qui va recevoir passivement toutes les formes qu’un force extérieure viendra lui imposer. Or, les Barbapapa ne dépendent d’aucune force extérieure et c’est librement qu’ils opèrent leurs métamorphoses. A ce titre, ils appartiennent donc à la catégorie du vivant, qui, contrairement à l’inerte qui ne possède que la propriété de la passivité, est capable d’une activité propre.

 On peut alors essayer de les comprendre en convoquant une distinction que l’on doit à Aristote entre l’art et la nature :

« L’art est principe en une autre chose ; la nature est principe dans la chose même. » (Métaphysique, Livre Lambda)

On comprendrait alors peut-être mieux que la transformation en barba-tracteur, en barba-table ou en barba-miroir repose sur un principe intérieur au barbapapa qui se transforme : ce sont des êtres naturels et spontanés et non pas des produits de l’artifices humains comme le sont les machines.

Mais un autre problème surgit (et cette multiplication des problèmes est constitutive du caractère fascinant de ces nuages auto-transformables) : lorsque maman Barbapapa se transforme en lit douillet pour ses enfants, ce changement de forme lui permet-il de demeurer la même ou est-elle déjà une autre ? C’est à l’une des apories massives propres au concept d’identité que nous abordons alors : jusqu’à quel point de transformation physique suis-je encore le même que moi-même ? A partir de quel degré de changement mon corps va-t-il basculer dans la différence absolue qui ne permet plus la reconnaissance de ce que je suis ? Les Barbapapa posent à leur manière cet épineux problème que la métaphysique et la logique de l’identité affrontent encore : quel est le critère absolu de la permanence de mon identité, celle qui fait de moi et de n’importe quel Barbapapa un individu absolument dissemblable de tout autre et pourtant absolument semblable à lui-même.

Lorsque je regarde une photo me représentant enfant, je reproduis sans en être tout à fait conscient cette propriété de tout Barbapapa qui est l’expérience du changement de forme. Je ne ressemble plus, moi aujourd’hui, avec mon corps d’adulte, à cet être que je contemple sur le cliché.

Alors je comprends le caractère proprement fantasmatique (autrement dit la nécessité de tout mythe et qui procède, par delà l’imaginaire qu’il véhicule, de son caractère apaisant), je comprends la supériorité que les Barbapapa, mythe humain, me confère symboliquement : celle d’un être qui changerait de forme non en raison d’une force extérieure invincible, mais en raison de lui-même, de sa seule volonté. Cette projection fantasmatique de moi en eux, ce désir dont ils sont la forme fictionnelle, me ramène alors paradoxalement à moi : ma condition d’humain ne se réalisant que dans la variété des formes que prend mon corps. Ce corps ni monstrueux, ni ennemi.

Ce corps, simplement, que je suis, et que je poursuis par delà les variations de son apparence.

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One Response to #23 Philosophie des dessins animés : les Barbapapa ou les amours platoniques de la forme et du fond

  1. jim
    24 mars 2013 at 20 h 35 min

    ça m’a fait rire, je n’y résiste pas : http://viestupefiante.blogspot.fr/2013/01/up-up-up.html

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