#21-Une héroïne virtuelle de notre temps : Video Games de Lana Del Rey

15 janvier 2013
Par

Lana Del Rey, nouvelle icône pop lynchienne (elle a joué au très private club Silencio), a très bien compris le fonctionnement du Web. Son premier tube, Video Games, qui l’a propulsée héroïne de l’internet, est le pur reflet de sa vision de la communication 2.0 : Video Games n’est pas simplement une sublime chanson pop, elle est un révélateur. Mais un révélateur de quoi ?

Une esthétique du voyeurisme

Le très beau clip concocté par Lana Del Rey est fabriqué d’un savant patchwork d’images, où se côtoient des extraits de vidéos Youtube, de télévision américaine et des bandes de film tournées en Super 8, entrecoupées de plans serrés de Lana Del Rey elle-même, qu’on imagine susurrant les paroles de sa chanson. Troublante proximité entre la chanteuse et le spectateur : on dirait parfois que l’Américaine s’est filmée elle-même avec sa webcam et nous a envoyé sa vidéo. Cette intimité factice créé une illusion de promiscuité: Lana Del Rey chante pour nous, rien que pour nous.
Cette proximité extrême pourrait être qualifiée de pornographique, si nous acceptons que la pornographie puisse se définir comme une réduction minimale entre un focalisateur (le spectateur devenu voyeur) et un focalisé (la chanteuse – objet du désir).

En tout cas, il y a une esthétique du voyeurisme chez Del Rey. Elle se montre à nous, dans un cadre que nous imaginons intime, et partage avec nous un univers composé de clichés du American Way of Life (les couples chevauchant leurs scooters lors d’une journée de printemps, la fascination pour le star system hollywoodien, les grandes avenues plombées par le soleil californien, mais également le côté glauque du Rêve Américain : par exemple, cette actrice soûle qui trébuche certainement à la sortie d’une soirée au Château Marmont de Los Angeles). Grandeur et décadence de l’Amérique : Lana Del Rey nous montre tout (ou presque). Et les paroles de Video Games trouvent un écho dans les images du clip, créant un autre niveau d’intimité entre le spectateur et la chanteuse : la scène de la starlette américaine soûle qui titube et tombe rappelle les vers « watching all our friends fall/ in and out of Old Paul’s/ this is my idea of fun » et nous nous surprenons à partager cette façon de s’amuser (‘idea of fun’), qui ressemble quand même beaucoup à du voyeurisme.

De nombreux blogs alternatifs américains ont sévèrement critiqué Lana Del Rey, prétendant (pour citer la critique la plus répandue) que Del Rey « a conquis l’Amérique avec la chirurgie esthétique, les jeux vidéos, une régression nostalgique, et un appel au sexe destiné à tous les critiques musicaux de la planète. » Ce qui est bien sûr totalement vrai, et même étudié pour cela. Le physique de la chanteuse n’est certainement pas pour rien dans son succès. Mais ne faut-il voir qu’un « appel au sexe »,
comme le pense Amy Rebecca Klein, l’ancien membre du groupe punk Titus Andronicus, ou y a-t-il autre chose chez l’Américaine ?

De drôles de jeux vidéos 

Là où Amy Rebecca Klein de Titus Andronicus se trompe, c’est lorsqu’elle interprète littéralement les paroles de la chanson-phare de Del Rey. Video Games traite d’un amour malheureux, unilatéral, c’est une chansons à propos d’une fille amoureuse d’un homme qui la traite comme un objet (le vers « take that body downtown » est significatif : le corps de la femme est réifié, et le that est dépréciatif), mais qui essaie néanmoins de se convaincre elle-même que sa relation est véritable et va durer (quitte à
forcer cet amour : « the world was built for two/ Only worth living if somebody is loving you/ Baby now you do ». Le ‘now you do’ est une précision a priori inutile à l’homme qu’elle aime lui signifiant qu’il l’aime aussi…). Le titre de la chanson, et son motif récurrent (les jeux vidéos) est aussi sujet à plusieurs niveaux de sens, et d’analyse : on peut comprendre, comme Klein, que Lana Del Rey nous fait régresser dans l’univers enfantin des jeux vidéos, mais ce serait ne pas pleinement comprendre le texte.

En effet, lorsque Lana Del Rey mentionne les jeux vidéos dans sa chanson, elle les lie toujours avec le voyeurisme et un champ lexical assez restreint de la vision (le verbe watch). Elle est tour à tour objet et sujet de ce voyeurisme. Tout d’abord, le couple joue à un video game : il la regarde se déshabiller (« and play a video game/ I’m in his favorite sun dress/ Watching me get
undressed ») et ensuite le corps de la femme est chosifié (« take that body downtown »). Puis le personnage de Del Rey devient lui-même voyeur, quand elle observe ses amis tomber à la sortie du Old Paul’s – occupation pour le moins malsaine : « Watching all our friends fall/ In and out of Old Paul’s/ This is my idea of fun/ Playing video games». Et voici la définition de ces jeux vidéos selon Lana (est-il besoin de rappeler l’étymologie de video, qui vient du latin videre, voir?): ils ressemblent plus à des jeux malsains de regards croisés qu’à Super Mario Kart. Plus qu’un jeu vidéo, c’est un voyeurisme ludique qui est chanté par LDR. Le voyeurisme ludique prend bien sûr un autre niveau quand on prend en compte que le spectateur du clip est lui-même en train de ‘jouer’, puisqu’il regarde également Lana Del Rey s’amuser (my idea of fun) à se montrer à nous.

Un jeu de regards 

Video Games est un clip très ouvragé, très pensé, qui est indissociable de la chanson en elle-même. C’est une mini-œuvre à la fois musicale et visuelle que Lana Del Rey nous propose. La question du jeu voyeuriste devient ainsi multilatérale : nous regardons Lana Del Rey dans ce clip et elle nous regarde la regarder et regarder les images qu’elle nous montre. C’est un voyeurisme à plusieurs niveaux, une œuvre totalement impure et perverse. Un mini chef-d’œuvre.

Le clip sert également un autre but, celui de la création du personnage Lana Del Rey, qui est un personnage virtuel (on reste dans les jeux vidéos) et qui n’existe que par la grâce d’Internet. Le génie de Lana Del Rey existe dans le fait qu’elle a totalement compris la nature intrinsèque du Web, qui réside à la fois dans l’exhibitionnisme et le voyeurisme et qu’elle a su condenser cela en un clip de 4 minutes 50, mélangeant érotisme soft, fascination pour un certain côté glauque du Rêve Américain et un voyeurisme ludique.

Le succès de Video Games est ainsi non seulement une réussite musicale, mais aussi un révélateur, comme on dirait en chimie, d’une composante profonde de la sphère Internet : les héros d’aujourd’hui sont avant tout des héros virtuels.

Tags: , , , , ,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Suivez-moi sur Hellocoton
Retrouvez Fauteuses sur Hellocoton