#20-Quand le romancier donne sa langue au traducteur : entretien avec Audrey Coussy

15 décembre 2012
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Il y a quelques mois, nous vous faisions découvrir une chouette petite maison d’édition : Asphalte. Ce mois-ci, à l’occasion du numéro langue, nous avons rencontré l’une de leurs traductrices, Audrey Coussy, qui a déjà traduit trois romans de l’anglais pour ces éditions et vient d’en finir un quatrième.

1. Quel est le quotidien d’une traductrice ? Comment organises-tu ta journée ?

Je précise d’abord que je ne suis pas traductrice à temps plein : je prépare également une thèse en traduction anglophone et je donne quelques cours à l’université, ce qui fait que mon quotidien de traductrice cohabite avec un quotidien d’universitaire. En même temps, beaucoup de traducteurs font aussi autre chose à côté, donc mon expérience n’est pas si différente de celle des autres. Je travaille toujours chez moi, contrairement à mon travail universitaire où je suis souvent plus efficace à la bibliothèque. C’est pour une question de confort et de matériel avant tout que je fais ce choix : je travaille sur mon portable 17 pouces parce que j’ai besoin d’un écran assez large pour pouvoir afficher côte à côte le fichier original et ma traduction sous Word, et je me vois mal transporter cet ordinateur qui pèse son poids jusqu’à la bibliothèque. Et puis, je ne suis pas sûre d’avoir accès à une prise là-bas et la connexion internet a parfois des bugs, alors que j’ai souvent besoin d’aller vérifier un mot ou une référence.

Au niveau de l’organisation, j’essaie de rythmer ma journée comme si je partais au boulot, sauf que niveau trajets, je vais juste m’installer à mon bureau. C’est important pour moi de délimiter clairement le temps de travail du temps de repos, sinon le premier contamine l’autre et je perds en efficacité, sans parler de mon énergie. L’œuvre m’accompagne tellement en permanence pendant mon travail de traduction que, même en posant ces limites, j’ai déjà l’impression de manger dormir respirer au rythme de l’œuvre.

2. Choisis-tu les livres, les auteurs que tu traduis ?

Oui et non… Je travaille avec les éditions Asphalte et l’une des éditrices, Claire, me connaissait déjà avant la création de la maison. Elle voyait donc à peu près mes goûts et les univers qui me parlent au moment où elle m’a proposé la traduction de Pommes, de Richard Milward. Les quatre romans que j’ai traduits pour Asphalte ne m’ont pas été proposés au hasard : Estelle et Claire se doutaient au moment de me les envoyer qu’il y aurait de grandes chances qu’ils me plaisent. Donc, même si je ne choisis pas les romans en amont, une présélection est déjà faite pour moi. Après, je suis libre de refuser un ouvrage. Je ne l’ai pas encore fait, mais si ça arrivait un jour, ce serait plus par manque de temps que par manque d’intérêt. Pour l’instant, franchement, je peux dire que j’ai adoré travailler sur chacune de mes traductions. J’ai découvert Milward et Dustin Long (Icelander) grâce à Claire et Estelle, mais je connaissais déjà Patrick McCabe avant qu’elles me proposent Breakfast On Pluto. Ce projet-là a une résonnance toute particulière en moi parce que j’avais été très marquée par le film du même titre réalisé par Neil Jordan au moment de sa sortie, en 2005 (McCabe a travaillé sur cette adaptation en collaboration avec Neil Jordan, comme pour The Butcher Boy). Je me rappelle même le cinéma et la salle où je l’ai vu. Alors imagine mon émotion quand j’ai appris que j’avais l’opportunité de traduire le roman ! C’est dans ces moments-là que je me rends compte de la chance que j’ai de pouvoir travailler sur de tels projets, alors que je suis encore jeune traductrice.

3. Quelle langue parles-tu quand tu traduis ? La tienne, celle de l’auteur, un peu des deux ?

Bonne question… Je dirais un peu des deux. Voire un peu des quatre ! En gros, je navigue entre la langue anglaise, l’approche de l’auteur à l’anglais, la langue française et mon approche personnelle au français. La première étape de ce travail de la langue, c’est l’écoute : je décortique le texte original, j’essaie de percevoir tous les niveaux de lecture, les sens plus ou moins cachés… J’écoute l’œuvre originale et son rapport à la langue, j’écoute la voix et le rythme de l’auteur. Milward, par exemple, aborde la langue anglaise d’une façon très ludique, imagée et marquée par sa ville (Middlesbrough) et sa région (le nord-est de l’Angleterre). Mais être à l’écoute de l’œuvre originale ne suffit pas si l’on veut produire une traduction satisfaisante. C’est toujours difficile de définir ce qu’est une traduction satisfaisante : pour moi, c’est une traduction « qui porte », comme le dit Henri Meschonnic : « [La traduction] doit, comme le texte [original], être porteuse et portée ». Elle ne doit pas se contenter de singer l’original, elle doit trouver sa propre voix. C’est cette « voix de l’écriture » (Antoine Berman) que je cherche à rencontrer et à faire parler dans mes traductions. Ça implique de ne pas accepter la doctrine de l’effacement du traducteur : sans ça, impossible de créer un dialogue avec l’auteur et son œuvre.

4. Quelle est la chose que tu trouves la plus difficile dans le fait de traduire ?

Trouver cette « voix de l’écriture », justement. Trouver l’équilibre entre la langue, la parole de l’œuvre originale et celles de l’œuvre traduite. J’ai parfois l’impression que le métier de traducteur, c’est une recherche perpétuelle d’équilibre, parce qu’il faut aussi trouver un équilibre dans sa vie quotidienne pour ne pas rester dans sa bulle, pour ne pas s’isoler. L’isolement nécessaire est aussi l’un des aspects les plus difficiles de ce métier. En même temps, cet isolement permet de créer, de s’ouvrir à un autre univers et de se redécouvrir.

5. Entres-tu en contact avec les auteurs ? Quelles sont leurs réactions face à ton travail ?

Oui, j’ai contacté les trois auteurs que j’ai traduits jusqu’à présent (Richard Milward, Dustin Long et Patrick McCabe). J’ai par contre mis du temps à me faire à l’idée de les contacter. Milward, par exemple, a été le premier auteur que j’ai traduit (Pommes), mais le dernier auquel j’ai écrit ! Je crois que j’étais trop impressionnée, et je ne me sentais pas encore assez assurée dans mon travail pour m’exposer directement à l’auteur. J’étais encore dans une perspective trop scolaire, j’avais cette peur absurde de me faire taper sur les doigts ; au final, je ne voyais pas ce contact avec l’auteur comme un échange enrichissant, mais comme quelque chose de déstabilisant. L’auteur comme un dieu tout puissant, et moi la petite traductrice qui a potentiellement fait mille contresens et malmené l’œuvre originale…

Icelander aura été le déclic, sur beaucoup de plans. Le roman est tellement riche (de sens, de niveaux de lecture, de jeux de mots) qu’il a fallu que je me rende à l’évidence : je ne pouvais pas produire une traduction satisfaisante sans avoir les lumières de l’auteur sur certains points. Comme l’héroïne du roman, j’ai dû chercher à affirmer ma voix en tant que traductrice pour pouvoir ensuite donner voix à ma traduction, et ainsi à l’œuvre originale. J’ai arrêté de voir l’auteur comme cet être tout puissant qui allait obligatoirement sanctionner mon travail. Je me suis aperçu qu’en face j’avais affaire à un être humain qui était plus que ravi de m’aider. Ces trois auteurs ont été adorables, clairs et compréhensifs, et les échanges que j’ai eus avec eux m’ont donné une confiance en moi et en mon travail de traductrice qui me manquait cruellement.

On entend parfois parler de ces auteurs, comme Nabokov, qui peuvent se montrer extrêmement pointilleux et intrusifs dans les traductions de leurs œuvres ; il y a cette idée de « l’auteur qui corrige », au lieu de « l’auteur qui éclaire ». Je n’ai pour l’instant pas eu ce genre d’expérience avec « mes » auteurs, c’était même plutôt l’inverse. Un exemple que j’ai trouvé très parlant : alors que je cherchais juste à savoir si j’avais bien compris une allusion à un évènement de l’histoire irlandaise, Patrick McCabe m’a carrément donné le feu vert pour supprimer ladite référence, me disant que le plus important c’était d’enlever le côté spécifique et d’expliciter de façon plus générale pour que le lecteur comprenne qu’il y avait des tensions dans le pays. Au lieu de citer l’évènement précis, je pouvais simplement parler d’assassinats dans le nord du pays. En lisant son mail, j’ai eu un sursaut de révolte et j’ai pensé : « Mais non, ce n’est pas possible, je ne peux pas amputer le texte ! ». Amputer, c’est le mot ! Je percevais vraiment ça comme une violence, alors que lui, l’auteur-même du texte original, m’encourageait à faire cette coupe. C’est là qu’on se rend compte que l’approche de l’auteur à son œuvre est différente de celle du traducteur, surtout quand un certain temps s’est écoulé entre la date de publication de l’œuvre originale et celle de la traduction. C’est là aussi qu’on se rend compte qu’être traductrice implique d’être un peu névrosée et très amoureuse des mots, de la langue et de la littérature. Pour moi, il faut être un peu fou pour se lancer dans ce métier-là, comme Alice doit elle-même être un peu folle pour s’aventurer au Pays des Merveilles :

« Mais je ne veux pas fréquenter des fous, » fit observer Alice.
« Vous ne pouvez pas vous en défendre, tout le monde est fou ici. Je suis fou, vous êtes folle. »
« Comment savez-vous que je suis folle ? » dit Alice.
« Vous devez l’être, dit le Chat, sans cela vous ne seriez pas venue ici. »

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